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l’immigration étrangère, et nous nous demandons si cette immigration, semblable au cheval de Troie, n’introduirait pas au sein de l’Amérique du Nord de nouveaux germes de dissolution, ou tout au moins de graves périls.

La proportion des immigrans dans l’ensemble de la population des États-Unis s’accroît sans cesse, et l’on peut prévoir le moment où elle dépassera 50 pour 100. Or il suffit de considérer la facilité avec laquelle la naturalisation s’acquiert dans tous les états pour en conclure que les élections, et par conséquent la politique même de l’Union, tomberont de fait sous l’influence étrangère. On objectera que l’immigration se compose d’Irlandais, d’Anglais, d’Allemands, de Suisses, de Français, etc, et que la coalition de ces diverses nationalités ne saurait prévaloir contre une nation unie et compacte. On objectera encore que les immigrans, dès qu’ils se sont fixés sur le sol de l’Amérique, dès qu’ils y ont déposé leurs capitaux et les fruits de leur travail, oublient peu à peu leur origine, deviennent citoyens des États-Unis, et se dévouent tout entiers à leur patrie d’adoption. — Il pouvait en être ainsi tant que les arrivages annuels n’excédaient pas un certain chiffre : les influences étrangères se neutralisaient au contact d’une nationalité qui les absorbait toutes ; mais aujourd’hui il ne s’agit plus seulement d’une immigration normale, contenue dans de justes limites et proportionnée de telle sorte qu’elle doive immédiatement et partout se confondre avec l’ancienne population. C’est une invasion annuelle de 400,000 habitans nouveaux, et dès-lors on s’explique que le niveau des intérêts, des opinions, des besoins se déplace sous une pression aussi forte et aussi brusque ; on comprend les inquiétudes qui ont été déjà exprimées par plusieurs publicistes au sujet de la trop grande part d’influence que la loi du nombre attribue aux électeurs d’origine étrangère. Les élections présidentielles ont prouvé que les partis politiques, les whigs et les démocrates, comptaient un chiffre à peu près égal d’adhérens. Les progrès incessans de l’immigration pourraient donc tôt ou tard faire pencher la balance en faveur du parti qui s’appuierait sur les électeurs venus du dehors. Ce serait là un rude coup porté à l’indépendance et à la liberté d’action des États-Unis.

Ces appréhensions semblent justifiées par les faits qui se sont produits pendant ces dernières années. Les immigrans de date récente ont quitté l’Europe à une époque de troubles et de révolutions politiques dont ils ont plus ou moins partagé les passions et dont ils gardent encore nécessairement le souvenir. Quelques-uns même, victimes de ces révolutions, sont des proscrits qui viennent chercher un asile au foyer de la liberté américaine. Entourés des sympathies que procurent les grandes infortunes, accueillis comme des martyrs, applaudis, fêtés, conduits en triomphe par une démocratie enthousiaste qui croit venger son principe en leur accordant une réhabilitation éclatante, ces étrangers, ces proscrits apportent à l’Amérique, non plus des bras qui travaillent, mais des passions qui agitent, — non plus des élémens de colonisation, mais des fermens de trouble. Les États-Unis reçoivent ainsi dans leurs ports les idées, les chimères, les folies que la prudence, parfois rigoureuse, des gouvernemens d’Europe a condamnées à l’exil ; ils laissent s’introduire peu à peu sur leur territoire les ressentimens qui se sont formés au sein de l’ancien monde ; ils s’exposent au contre-coup des luttes révolu-