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curieuses, dont fourmille le Voyage au nord d’Haïti n’ont entre elles d’autre lien que l’itinéraire de l’auteur, lequel rencontre toujours et à point nommé « un guerrier » ou un « sage vieillard » empressés à le renseigner sur les souvenirs historiques des lieux qu’il traverse. Malgré l’irresponsabilité que ce procédé implique, la bienséance cause, chemin faisant, à M. Hérard-Dumeste d’assez cruels embarras. Se souvenant, par exemple, au milieu du récit des horreurs de 1792, qu’il parle à une dame (j’ai dit que ce livre était fait sur le patron des Lettres à Emilie sur la Mythologie), il s’interrompt pudiquement par cette parenthèse : « Hélas! mon amie, que n’avons-nous pour exprimer la mort les périphrases dont se servaient ces instituteurs de l’univers, ces Grecs si polis! Elles eussent adouci les termes qui se rencontrent si souvent sous ma plume et diminué les sensations pénibles que produit en nous l’idée de l’anéantissement de tant d’êtres créés pour le bonheur; mais que votre sensibilité, cédant à la force de votre raison, m’entende jusqu’à la fin : je poursuis. » — Et il poursuit, pour ouvrir, quelques paragraphes plus loin, une seconde parenthèse, cette fois en vers. A travers ces naïvetés caractéristiques apparaissent çà et là des demi-pages et des pages entières très vigoureusement frappées, et qui font regretter que le Voyage au nord d’Haïti n’ait pas paru une douzaine d’années plus tard, quand le souffle littéraire de la France avait déjà épuré et mûri le talent de l’auteur[1].

Il faut arriver jusqu’à M. Beaubrun Ardouin pour trouver le seul travail véritablement irréprochable qu’ait produit en ce genre la seconde génération littéraire. La Géographie de l’île d’Haïti[2], titre beaucoup trop modeste pour le cadre, résume en moins de deux cents pages, dans un style dont l’aisance et la sobriété tranchent de la façon la plus imprévue sur la pénible emphase des écrivains antérieurs, tout ce qu’offrent de plus saillant le passé et le présent de la nationalité haïtienne. M. Beaubrun Ardouin est plus qu’un écrivain élégant et plus qu’un esprit lucide : c’est à sa façon un penseur hardi qui, vers la fin de la présidence de Boyer, alors que, dans la presse et dans les chambres du pays, on ne jurait que par les plus excentriques théories de l’extrême gauche française, sut trouver dans son seul bon sens, fortifié d’ailleurs par une expérience personnelle des affaires, deux vérités bien nouvelles et bien audacieuses pour le moment, à savoir qu’Haïti n’est pas la France, et qu’un gouvernement ne paie pas ses employés pour conspirer contre lui. J’aurais à relever, dans plusieurs écrits de

  1. Dans la lutte parlementaire qui détermina la chute de Boyer et qui le plaça lui-même, avec son cousin Rivière-Hérard, à la tête du gouvernement, M. Dumeste s’est signalé par des discours et des articles de journaux où il ne reste plus de traces de ces inexpériences littéraires.
  2. Port-au-Prince, 1832.