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avec bien du plaisir, si vous vouliez venir causer ce soir au palais du gouvernement; n’y manquez pas, vieux père. » — «Je n’y manquerai pas, car je sais comment on entre au palais du gouvernement. On y entre par deux portes : l’une, petite et cachée, par où passent ceux qui ont de mauvaises choses à dire; l’autre, grande et en vue, par où passent ceux qui n’ont que de bonnes choses à dire; moi je passerai par la porte d’honneur, parce que je veux que tout le monde sache ce que je vais vous dire. » — Toussaint dépité s’empressa de lever la séance. Ne dirait-on pas d’une scène des prairies, sauf que le cadre est ici à la fois plus sombre et plus vivant?

Pour être plus courtes, les métaphores de Dessalines valent bien celles de Toussaint. C’est Dessalines qui disait, avec accompagnement de coups de cravache, à un comptable accusé de tondre de trop près le troupeau de cet étrange pasteur des peuples : « Plumez la poule, mais gare qu’elle crie! » C’est lui qui résumait en ces deux mots la science politique : « Boulé caye. coupé tête (brûler les maisons, couper les tètes). » C’est encore lui qui, voulant désarmer par une plaisanterie le mécontentement de son armée, à qui l’on promettait en vain, depuis deux ou trois ans, des pantalons, lui décochait cette harangue : « Vous êtes nus comme des bouteilles. » Dans un autre ordre d’idées, il eut un beau mot de despote certain jour que ses favoris lui conseillaient de créer une noblesse impériale : « Moi seul je suis noble, » dit-il sèchement.

Sous Boyer, l’application du code rural fît surgir un dicton qui nous en apprend plus qu’un gros livre sur la force d’inertie qu’opposera le paysan noir à tout essai d’organisation du travail volontaire. Les cultivateurs s’empressaient bien, à la vérité, de contracter des engagemens pour profiter des exemptions qui y étaient attachées; mais au beau milieu des travaux ils décampaient sans prétexte et sans mot dire, et, quand l’autorité locale les faisait comparaître pour les rappeler à l’observation du contrat, ils se bornaient obstinément à répondre, en montrant le bas du papier : « Ou signé nom moue, ou pas signé pié moué (vous avez signé mon nom, vous n’avez pas signé mes pieds). » — Je multiplierais à l’infini ces sortes de traits; mais c’est assez pour faire un peu comprendre quels élémens nouveaux d’intérêt offre à l’historien qui saura en profiter cette perpétuelle juxtà-position du pittoresque et du positif. Après avoir essayé de dire ce que pourrait être l’histoire haïtienne, voyons brièvement ce qu’elle est.

Elle débute, à l’avènement même de Dessalines, par les Mémoires pour servir à l’Histoire d’Haïti de Boisrond-Tonnerre[1], mémoires

  1. Paris, 1851, chez France, quai Malaquais, précédés, d’une étude critique fort remarquable de M. Saint-Rémy (des Cayes), et suivis de lettres fort curieuses de Paulette Bonaparte (depuis Mme Leclerc) à Stanislas Fréron et à son frère Néapoleone. M. Saint-Rémy n’a pu recomposer cette rareté bibliographique que par un patient assemblage des fragmens mutilés qui restaient de l’unique édition haïtienne.