Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/1068

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’ordinaire à un homme blessé, à une vache enlevée, à « la prise des papiers et du gilet de Petit-Jean (un des chefs d’insurgés);» mais la modestie du sujet y est rachetée par la pittoresque exactitude des détails. Ces généraux ne font grâce d’aucune de leurs impressions de voyage. Voici ce qu’écrit, par exemple, l’adjudant-général Jeanbart, tout en s’excusant sur l’excès de ses occupations de ne pas envoyer un rapport plus détaillé. Qu’on nous pardonne encore cette citation qui, comme échantillon de prolixité guerrière et comme physiologie de cette guerre, rentre doublement dans la littérature de mœurs[1] :


« Je suis parti d’ici avant-hier, à quatre heures du matin, passant par Lamonge, pour me rendre au camp Preux par un chemin impraticable. Je fus forcé de faire trois lieues à pied; aussi j’ai les cuisses meurtries... Là étant, nous avons pris un repos de deux heures, pendant lesquelles l’ennemi n’a cessé de manœuvrer et de nous invectiver de sottises en dénonçant tous les personnages ; ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que les officiers du 15e ont été personnifiés comme moi. Après quoi, j’ai marché sur le rempart fait avec embrasure; arrivé à une distance qui laissait entre nous quarante pas environ, je n’avais aucun moyen d’attaquer qu’un défilé. J’ai fait tout ce qui avait dépendu de moi pour trouver un autre issus pour placer le 17e afin de donner dans deux endroits; mais, vains efforts! c’est alors que M. John Boulard m’a compté mon chapelet en sottises. (Ne voulant pas se commettre plus long-temps avec des gens si mal appris, le valeureux adjudant-général se décide à battre en retraite sans coup férir.) Cette manœuvre, ajoute-t-il fièrement, cette manœuvre, pratiquée pour le salut de ma colonne, faisait la terreur de l’ennemi... J’ai été me coucher à Boutellier, et dès-lors j’ai commencé à organiser les choses, et je suis venu me coucher ici, etc. »


Suivent de longs détails tout aussi héroïques. Un dédaigneux post-scriptum nous apprend enfin que, tandis que l’adjudant Jeanbart oubliait dans les bras du sommeil la meurtrissure de ses cuisses et « le chapelet de sottises » qu’on lui avait « compté, » le poste qu’il était chargé de défendre a été pris, sans tirer un coup de fusil, par l’irrévérencieux John Boulard.

Cette époque si féconde en graine d’épinard et dont les créations surchargent tellement encore les cadres de l’état-major, que Soulouque, pourtant bien accommodant sur l’article, s’écriait naguère en apprenant qu’une épidémie survenue dans je ne sais quelle garnison du sud sévissait particulièrement sur les officiers : « C’est bon Dieu qui a pitié de nous ! » — cette époque, dis-je, a eu son écrivain satirique dans l’avocat Mullery, l’auteur du pamphlet rimé[2] qui contribua à la chute d’Hérard. L’effroyable curée d’emplois où se rua le puritanisme vainqueur, la levée en masse servant de conclusion au programme de la réduction de l’armée, la dictature, premier et dernier mot de ces

  1. Moniteur haïtien du 18 juillet 1846.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 mai dernier, la Littérature nègre.