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ses improvisations, sont rendus par M. Ignace Nau avec un certain sentiment littéraire qui manque, il est vrai, d’initiative, qui ne sait pas pressentir et amener le trait pittoresque, mais qui le saisit assez bien au passage. Dans ses récits de sorcellerie nègre, l’auteur a de plus trouvé le diapason véritable, une bienveillance contenue qui sait constamment se tenir à égale distance des deux ridicules entre lesquels gravite l’écrivain de mœurs haïtien : l’affectation de scepticisme et l’affectation d’engouement. Il faut aussi lui savoir gré des efforts parfois heureux qu’il a faits pour conserver au dialogue sa physionomie créole.

Dans les scènes de mœurs bourgeoises, cette dernière condition est moins difficile à remplir, car ici les idiotismes locaux se rapprochent beaucoup plus, comme forme et comme fond, du langage écrit. Le feuilleton haïtien a même poussé assez loin sous ce rapport les hardiesses de la couleur locale. Telle élégante demoiselle y appelle, par exemple, son chapeau « mon bibi, » et répond à son élégant interlocuteur : « Par Dieu ! » ou « que diable ! » tout en rougissant par excès de timidité. Un galant marivaudage de salon, où l’auteur met fort spirituellement en scène ce mélange de laisser-aller virginal et de coquetterie audacieusement savante qui caractérise les très jeunes filles créoles, aboutit à ce dicton de cuisine : « Allons, la paix, monsieur ! Quoique ce soit un jour gras, faisons maigre de paroles. » De son côté, la fashion masculine jure et sacre à l’occasion en toutes lettres.

Le feuilleton s’égayait volontiers, il y a douze ou quinze ans, sur les contrefaçons européennes de ces demoiselles, dont la noire beauté, si piquante sous le madras, s’était malencontreusement affublée du bibi, c’est-à-dire du chapeau, sous ce prétexte assez déplacé que le chapeau protège mieux le teint contre les ardeurs du soleil. Il ne faisait pas non plus grâce au dandysme peu éclairé de ces messieurs, qui, si j’en juge par quelques traits épars çà et là, croyaient sincèrement se mettre au dernier goût parisien de 1838 en cumulant, avec la passion échevelée de 1830, les oreilles de chien de 1810 et les grâces sautillantes de 1780. …A côté du camp français, c’était le camp anglais, où l’on ne se saluait que de la main en écorchant how do you do, et où d’économes sportmen affectaient de reporter sur leurs chevaux (un des luxes les moins dispendieux du pays) la part de préoccupation que la dureté des temps ne leur permettait pas d’accorder à leur chaussure. Il est un point où les deux dandysmes rivaux faisaient cause commune : c’est celui des prétentions gentilhommières, et la page d’annonces, cet irrécusable miroir de la manie régnante, nous l’apprendrait à défaut du feuilleton. Un industriel de Port-au-Prince, épicier et confiseur a sous la sanction, approbation et appui de toutes les hautes autorités, ambassadeurs, jurisconsultes, etc., » y recommande, par exemple, « à l’attention particulière des gentilshommes, » son « tabac à chiquer. »