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CHOUBINE. — Je voudrais vous posséder long-temps, mon hôte vénéré; mais je n’ose vous retenir dans mon humble maison. Puis-je savoir où vous allez?

YOURII, souriant. — C’est une question à laquelle un Zaporogue répond rarement; mais je n’ai pas de secrets pour un hôte et pour un ami. Je vais à Moscou.

CHOUBINE. — A Moscou !

GREGOIRE. — A Moscou.

YOURII. — Adieu donc, mon cher Choubine. Si nous nous retrouvons jamais à Moscou ou bien sur le Dniepr, tu sais que tu as en moi un ami. Adieu aussi, Grégoire Bogdanovitch. Puisses-tu devenir un riche abbé!

GREGOIRE. — Puissent les prédictions du Suédois s’accomplir, Dimitrii Ivanovitch! Daignez vous souvenir alors du pauvre moine, votre humble serviteur. (Yourii sort, reconduit par Choubine. — Grégoire regarde dans la cour par la fenêtre.) Bon voyage!... Comme il est leste!... Le voilà en selle... C’est vrai qu’en le regardant avec plus d’attention, on découvre en lui je ne sais quel air... oui, un air de prince... Voyez, il n’ôte même pas son bonnet à ce marchand qui a ses coffres pleins de perles... Oui, mais entre la fierté d’un prince et la rudesse d’un Zaporogue on peut se tromper Ah! ah! voici notre vieille folle... (Rentrent Choubine et Akoulina, amenant Orina Jdanova.)

CHOUBINE. — Tu as l’air bien gaie, ma mère, et tes yeux brillent comme lorsque tu dansais avec les garçons dans la cour du feu tsarévitch... Veux-tu un verre d’eau-de-vie?

ORINA. — On peut danser encore,... et on dansera... A ta santé, petit père... (Bas.) A sa santé.

CHOUBINE. — A la santé de qui?

ORINA. — Tu sais bien, du petit... J’en étais sûre;... mais je l’ai revu...

CHOUBINE. — Oui dà? tu l’a revu.

AKOULINA. — Qui donc? qui donc?

CHOUBINE. — Son danseur d’autrefois.

ORINA. — Quelqu’un... quelqu’un qui fera danser les autres.

CHOUBINE. — Dis-moi donc, Orinka Jdanova, quand ce malheur,... tu sais bien,... quand ce malheur est arrivé... Tu étais là,... lorsque le tsarévitch...

AKOULINA. — Bon! vas-tu lui faire raconter encore la même histoire?

CHOUBINE. — Laisse-moi, femme... Quand le tsarévitch est mort, tu...

ORINA. — Il n’est pas mort!... C’est un mensonge de nos ennemis.

CHOUBINE. — Tu as bien vu comment cela s’est passé...

ORINA. — Si je l’ai vu ! Saint Michel était là avec son bouclier d’or qu’il a mis devant le couteau, et saint Nicolas est venu qui m’a dit : « Orinka Jdanova, ne pleure pas, ne t’inquiète pas. Je réponds de. tout. Je le mets dans mon baquet, et je le porte dans une île de la Mer-Bleue jusqu’à ce qu’il ait l’âge. »

GREGOIRE. — Et qu’as-tu dit à saint Nicolas?

ORINA. — Je lui ai dit : « Monseigneur, sauf votre respect, comment est-ce que fera cet enfant sans moi? C’est moi qui lui chante des chansons pour l’endormir et qui lui donne son manger, parce que vous savez bien qu’à présent que la tsarine est au couvent, il ne faut pas que la Volokhof, la gouvernante, touche seulement à une casserole... La tsarine l’a défendu d’abord...»