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bout des dents, on dirait que vous avez quelques doutes sur la cuisine de notre hôte. Rassurez-vous, Ici on ne connaît pas la recette des breuvages qui se distillent au Kremlin.

CHOUBINE. — Oh! Grégoire!

YOURII. — Je n’ai plus faim, et je prends grand plaisir à f écouter.

GREGOIRE. — A votre santé, mon brave. On ne peut pas toujours manger, mais on peut toujours boire, comme disait l’abbé de Tchoudof.

AKOULINA, regardant à la fenêtre. — Ha! le prince de Suède... Par ma foi, il entre dans notre cour.

GREGOIRE. — Le diable emporte les princes qui viennent au milieu d’un diner !

CHOUBINE. — Tais-toi; je cours à la boutique le recevoir, (Il sort.)

YOURII. — Un prince de Suède à Ouglitch!

GREGOIRE. — Oui; un drôle de prince que le prince Gustave. Ses sujets l’ont chassé... Un singulier prince. Il était né pour être apothicaire... C’est un alchimiste,... un grand savant... C’est même pour cela que Boris l’a recueilli;... vous m’entendez, pour qu’il lui distillât des breuvages... Mais ce prince Gustave, bien qu’il soit un peu timbré,... c’est un brave homme... Je ne veux pas, a-t-il répondu. Là-dessus on l’a envoyé à Ouglitch... Il a, ma foi, de la chance. Veux-tu que je te dise la vérité?... Gustave s’est tiré d’affaire avec ses Suédois, qui ont voulu le noyer... Son oncle, le roi de Suède actuel, a voulu bien des fois l’empoisonner... Il lui a fait tirer des arquebusades;... il lui a envoyé des assassins... Mais Gustave a des livres noirs, tu m’entends,... qui lui disent de quel côté vient le danger. C’est ce que nous appelons un astrologue, et des plus malins... Mais s’il échappe à Boris, il sera plus fin que je ne le crois... A sorcier, sorcier et demi. Un jour, Gustave recevra une bouteille de vin d’Espagne... comme Boris en envoya l’an passé au tsar Siméon Bekboulatovitch. Il boit. Bon. Le voilà aveugle[1]. (Entrent Choubine et Gustave, tenant un in-folio sous le bras. Tous se lèvent.)

GUSTAVE. — Je ne veux pas que tu te déranges, ami Choubine. Je viens pour causer avec toi, et je ne prétends pas priver tes hôtes de ta présence. (Il s’assied.) Mes amis, asseyez-vous; continuez.

CHOUBINE. — Monseigneur, nous connaissons notre devoir.

GUSTAVE. — Non, asseyez-vous, je le veux ainsi. Akouhna Pëtrova, donne-moi un verre. A votre santé, mes amis! A son costume, ce jeune homme est étranger?

CHOUBINE. — C’est un brave Cosaque d’au-delà des rapides[2] qui m’a accompagné dans mon voyage, et je lui dois d’avoir sauvé ma vie et des pierreries qui valent bien davantage. Dmitri Ivanof, baise la main de monseigneur.

GUSTAVE. — Dmitri? Tu as un nom cher à la Russie. Puisque tu as rendu service à mon ami Choubine, tu es un brave homme et je fais cas de toi. — Mon cher Choubine, j’ai appris que tu revenais d’Astrakhan, et je suis aussitôt accouru pour que tu m’expliques une petite difficulté qui m’embarrasse. C’est un point de science.

  1. . Cette histoire ridicule est sérieusement rapportée par Margeret.
  2. Les rapides du Dniepr, d’où les Zaporogues tiraient leur nom.