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avait bien le droit de faire dire à l’un de ses personnages : « Pour chanter le héros d’Haïti, il faudrait être un nouveau Berquin ou un autre Gessner ! »

Si j’insiste sur ces détails de mœurs, c’est qu’ils ont encore un intérêt d’actualité. Ce concert de louangeuse sensiblerie qui s’élevait autour du Caligula de la petite cour du Cap n’était que l’image anticipée de ce qui se passe aujourd’hui autour du nouveau tyran nègre, — à cette différence près toutefois que les flatteurs de Soulouque obéissent bien moins encore à la peur qu’aux illusions d’un intérêt très mal entendu. Les gens de couleur se sont imaginé qu’en exaltant sur tous les tons le bon, le clément Faustin Ier, ils finiront par lui donner le goût de la bonté et la clémence ; mais le moindre inconvénient de ces flatteries anticipées, nous croyons en avoir fait la remarque ailleurs, c’est d’aller contre leur but en mettant dès à présent sa majesté en règle avec ce furieux besoin d’estime qui est le seul côté accessible de cette sauvage nature, et qui, livré à lui-même, aiguillonné par un silence improbateur, aboutirait peut-être à une réaction d’humanité. La vanité de Soulouque ne peut au contraire que se complaire à une situation où il cumule, avec les plaisirs de la vengeance et de la cruauté, les honneurs de la clémence. Faustin Ier finira, qui pis est, par prendre sa clémence au sérieux, car il est dans le caractère africain, je le répète, d’accoupler de très bonne foi les faits, les sentimens, les idées les plus incompatibles. Christophe, bien plus éclairé pourtant que Soulouque, Christophe en était lui-même venu à se croire l’homme le plus sensible de son royaume, et personne ne pleurait, ne s’attendrissait plus aisément que lui. Un matin qu’il avait rêvé de son favori Roumage : « Mon ami, lui dit-il en soupirant, un songe affreux m’a poursuivi, etc. ; n’est-il pas cruel pour moi d’obéir à cet avertissement du sort ? Allons, puisque c’est résolu, mourez digne d’avoir été l’ami de votre roi. Adieu ! » Et, comme Roumage se récriait, Christophe lui tourna le dos en ordonnant, la larme à l’œil, aux exécuteurs de ne pas faire souffrir ce pauvre ami. Une autre fois, son aide-de-camp le plus affectionné, Saint-George, se présente à la porte de sa chambre à coucher. Christophe le prie affectueusement d’entrer, et lui brûle par pur caprice la cervelle. Plus tard, et comme s’il sortait d’une longue distraction, il demande des nouvelles du mort, et, sur la réponse de ses gens, il s’arrache les cheveux en s’écriant avec l’accent du désespoir : « Eh quoi ! j’ai tué Saint-George, mon fils, mon ami !… Éloignez-vous : tout mortel me devient odieux ! Ah ! Saint-George ! Saint-Georgel » Puis il menace ses gens de couper le cou au premier d’entre eux qui renouvellera ses augustes douleurs en prononçant le nom de Saint-George. C’est encore avec les démonstrations de la sensibilité la plus vive et au nom de l’amitié qu’il alla un jour