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c’est-à-dire sur les in-douze mythologiques et érotiques du dernier siècle, et comme la plupart des collections se réduisaient à quelques pages dépareillées, qui n’en étaient que plus avidement lues et relues, qui résumaient souvent pour leur heureux possesseur toute la science humaine, on devine quels singuliers enthousiasmes littéraires, quel audacieux pêle-mêle de noms et d’idées devaient refléter les écrits de cette époque. L’abbé Grégoire y coudoie, par exemple, « la muse d’Anacréon, » et telle diatribe républicaine contre Christophe se place sous la double invocation de « l’amant d’Éléonore » et « du cygne de Cambrai. » Cet engouement s’étendit jusqu’aux masses. Tout propriétaire d’un livre était en butte aux obsessions des femmes enceintes, qui venaient de plusieurs lieues à la ronde solliciter pour le fruit de leurs entrailles un nom de baptême tiré de ce livre, nom qu’elles n’acceptaient du reste qu’après s’être minutieusement enquises si le héros de roman ou d’histoire qui l’avait porté était un homme de bonnes vie et mœurs ou tout au moins un général. De là cette myriade de Fénelon, d’Alcindor, de Cinna, d’Alcide, d’Apollon, de Florian, d’Altidor, de Médicis, que présente l’état civil du temps, et qui, d’abord accolés aux noms plus classiques de Coco, de Mimi, de Macaque, de Cacapoule, de Vamalheureux[1], ont fini par les supplanter.

Ne sourions pas : mesurée non à sa valeur absolue, mais à sa spontanéité, aux obstacles qu’elle a dû vaincre, aux aptitudes relatives qu’elle a mises en jeu, cette naïve littérature serait à elle seule un très intéressant sujet d’observation ; elle ne s’est pas d’ailleurs arrêtée là. L’ordonnance par laquelle Charles X reconnaissait l’indépendance haïtienne, en stipulant des avantages spéciaux pour notre commerce, vint rétablir, en 1825, le courant intellectuel que la révolution de 1803 avait rompu, et depuis lors le niveau littéraire haïtien s’est constamment élevé.

Ces préliminaires étaient indispensables pour une équitable appréciation des écrivains de tous genres, — auteurs dramatiques, poètes, historiens, journalistes, — qu’a produits jusqu’à ce jour notre ancienne colonie. Tels écrits de mérite égal peuvent, en effet, supposer des talens fort inégaux, s’ils appartiennent à des périodes différentes. Les dates serviront constamment ici de correctif à la critique ou à l’éloge.


II. – LE DRAME ET LA COMEDIE A PORT-AU-PRINCE.

Vers les derniers temps de l’occupation française parut sur le théâtre du Cap un jeune homme de couleur dont les débuts furent si obscurs, qu’il n’en est resté dans les souvenirs de ses contemporains

  1. Ces derniers noms figurent tous dans les annales de l’indépendance haïtienne.