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même l’exercice sans se débander. Ajoutez que ces soldats ont pour chefs de braves officiers dénués de toute instruction militaire, et qui seraient plutôt en état d’augmenter par leur présence le désordre dans les rangs. Il y a tel moment critique où le sort d’une affaire va dépendre d’un mouvement exécuté avec précision ; mais rien ne saurait remplacer, d’une part, cette attitude calme et disciplinée d’une troupe se reposant sur la responsabilité de son chef, et, de l’autre, l’entière confiance de ce chef convaincu au fond de l’ame qu’il peut compter sur l’inébranlable obéissance des hommes qu’il a sous ses ordres. Or, je le demande, cette mutuelle confiance, êtes-vous en droit d’espérer qu’elle existera dans une armée composée aux trois quarts de gardes nationales et de volontaires ? J’arrive au chapitre des munitions. En pays ennemi, comment vous y prendrez-vous ? S’il y a moyen de pourvoir à l’avance pour plusieurs jours des troupes disciplinées, la chose est impraticable avec des volontaires. Le garde national trouve d’ordinaire peu commode de traîner avec lui, dans une marche d’ailleurs fatigante, sa ration du lendemain et du surlendemain. Qu’arrive-t-il alors ? Il commence par consommer tout ce qu’il peut, quitte à gaspiller, à vendre ou à jeter le reste sur la route. D’ailleurs, quand vous disposeriez d’assez nombreux fourgons pour subvenir aux besoins répétés de ces messieurs, vous aurez toujours à lutter contre les abus inséparables d’une mauvaise administration, et il vous arrivera ce que je vois journellement se passer ici dans ma propre brigade, à savoir que, par le fait d’une répartition inepte, des compagnies crèveront de faim, tandis que d’autres, pourvues outre mesure, se rempliront deux fois le ventre en prévision de la disette du lendemain. En un mot, la guerre offensive veut des troupes aguerries, des régimens éprouvés par le feu. Hélas ! faut-il donc que je vous le répète, les nôtres n’appartiennent point à cette catégorie. Une fois sur le champ de bataille, deux puissances contraires se disputent le soldat : l’une le pousse en avant, nous l’appelons honneur, patriotisme, on pourrait quelquefois aussi l’appeler crainte salutaire du châtiment dont les lois militaires frappent les lâches ; l’autre l’entraîne en arrière, c’est la peur de la mort que vomit sur lui la canonnade ennemie. Selon que l’une ou l’autre de ces deux puissances l’emporte, vous avez la victoire ou la défaite. Or les annales de la guerre ne m’apprennent que trop combien cette dernière chance atteint souvent les jeunes bataillons, même alors que leur discipline est parfaite et qu’ils ont à leur tête des chefs expérimentés. Jugez maintenant quel sort vous devez attendre pour des régimens mal disciplinés et commandés en dépit du sens commun[1] ! »

Ces paroles du jeune général n’étaient pas de nature à flatter les poétiques illusions du président Kossuth, lequel se pinça la lèvre et demanda naïvement à Goergei s’il ne comptait pour rien l’enthousiasme que son éloquence, à lui Kossuth, pouvait inspirer à des troupes. « Dans le camp, répondit Goergei, c’est quelque chose, et encore faut-il veiller à ne pas laisser au feu le temps de se refroidir ; mais après des revers encourus et vis-à-vis de l’ennemi, ce n’est rien ! — Ainsi vous

  1. Mein Leben, t. Ier, p. 70.