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sous le titre du Spectateur. Le Spectateur avait pour objet d’attaquer le vice en le faisant apparaître sous les couleurs les plus odieuses et en lui opposant la vertu parée des formes les plus attrayantes : autre idée empruntée au XVIIIe siècle et par conséquent tout aussi peu nouvelle en Russie. On remarque parmi les essais réunis dans cette publication une sorte d’allégorie sous forme de conte oriental, satire pleine de finesse, d’esprit et de portée politique : ce petit récit s’appelle le Caib. Le caïb est un prince qui s’ennuie, — ceci n’a rien d’extraordinaire, — et l’ennui consume ses jours. Rien n’a le pouvoir de le distraire. Les courtisans se mettent en vain en frais d’imagination ; le malheureux prince languit, il dessèche, il se meurt. Un matin qu’il était livré, comme d’habitude, à son humeur sombre, il vit son angora s’élancer sur une souris de la plus gracieuse espèce. Un bon sentiment s’empare de lui, et il sauve la vie à l’animal rongeur. La souris se transforme aussitôt en une belle dame qui est fée, laquelle, n’ignorant pas son mal secret et voulant reconnaître le service qu’il vient de lui rendre, lui indique les moyens de tuer son ennui. Il faut d’abord qu’il parte, qu’il abandonne secrètement ses états pour aller à la recherche d’une personne qui le haïsse et l’aime avec une égale ardeur. Le départ du prince, qui doit demeurer caché aux yeux du peuple, amène les situations les plus plaisantes. Un des conseillers du caïb lui dit : « Fais faire un mannequin qui te ressemble ; il sera facile de le prendre pour toi, car, dans tes jours de mauvaise humeur, tu demeures sombre et muet… Le peuple s’y trompera aisément, il te croira constamment de mauvaise humeur. » Les voyages du caïb et l’expérience qu’il acquiert des hommes et des choses l’éclairent sur ses devoirs de prince, dont il n’avait, parait-il, qu’une idée assez vague. À force de courir le monde, il finit par rencontrer une jeune fille qu’il ne tarde pas à aimer comme un fou. Payé du plus tendre retour, il veut l’épouser et l’emmener dans ses états ; mais il apprend que son père est un proscrit, victime innocente des injustices que lui firent commettre ses propres ministres. « Tu dois bien haïr le caïb ? dit-il à la jeune fille. — A la mort ! lui répond-elle. — Et moi, tu m’aimes ?… - Tu le sais, de toute mon ame ! » On comprend le reste. Le charme est brisé, l’ennui est vaincu, le caïb répare ses injustices, épouse la fille du proscrit et rend ses peuples heureux. Il n’y a rien là de bien nouveau, mais n’oublions pas que nous sommes en Russie. N’y avait-il pas, à l’époque où paraissait le Spectateur, une certaine hardiesse à se railler ainsi des princes, même sous le voile de l’allégorie orientale ?

Après le Spectateur, Kriloff créa le Mercure de Saint-Pétersbourg, qui eut tout aussi peu de durée que les deux précédrns recueils et ne se soutint pas au-delà d’une année. Son esprit inquiet touchait à toute chose, essayait de tous les genres. Après avoir fait des tragédies, des journaux et de la satire, après avoir rimé des odes imitées de Lomonossoff, des chants et des élégies larmoyantes, il revint au théâtre, auquel il n’avait jamais complètement renoncé, mais pour y tenter cette fois la comédie. Il débuta par la Famille des Effrayés ou les Fous et les Espiègles. La muse comique lui fut aussi peu favorable que l’autre. Ses pièces manquaient d’entrain et d’intérêt. Il fit de la poésie légère ; puis il imita Derjavine comme il avait imité Lomonossoff, c’est-à-dire qu’il fit de grandes odes comme lui, mais sans souffle et sans