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partie de son règne fut, si l’on peut ainsi parler, une fête perpétuelle pour la Russie. Sa cour devint le centre de l’élégance et de la galanterie, se ralliant dignement ainsi aux meilleures traditions de la cour de l’impératrice Catherine ; mais, comme son aïeule, pendant que sa noblesse empruntait à notre civilisation ses formes les plus exquises, le tsar étendait l’influence extérieure de son pays par des traités qui reculaient ses frontières au pôle et à la Mer Noire[1], tandis qu’il retrempait sa force intérieure par une organisation administrative plus complète et par d’importantes créations littéraires et scientifiques. Sous cette haute influence, la littérature russe prit une nouvelle activité ; seulement elle était toujours partagée entre le courant national qui l’entraînait, le besoin des études sérieuses, et le goût des littératures vivantes, qui commençait à captiver les jeunes imaginations. Le double mouvement que la réforme de la prose russe avait déterminé se faisait sentir encore dans ces aspirations qui laissaient flotter la pensée nationale entre la vieille Russie et la jeune Europe. On commençait cependant à pressentir que ces efforts en sens contraire pouvaient aboutir à une conciliation féconde. Les esprits obstinés qui en étaient encore à regretter la vieille littérature de Kantémire et de Von Visin perdaient chaque jour du terrain. Ceux qui avaient pris parti pour Karamsine s’appliquaient avec une ardeur de plus en plus heureuse à rajeunir le génie moscovite en étendant son horizon.

C’est au milieu de cette fermentation intellectuelle que la campagne de 1812 surprit la Russie. Un grand cri se fit entendre alors d’un bout à l’autre de l’empire, et le même sentiment fit battre tous les cœurs. Il n’y eut pas un écrivain qui ne repoussât la plume pour s’armer de l’épée, ou qui ne reprit l’épée, s’il l’avait quittée pour la plume. Le poète Joukowsky s’enrôla dans les milices de Moscou après avoir composé son poème du Barde au camp des guerriers russes ; Batiouchkoff, encore souffrant d’une blessure reçue en Prusse, reprit son premier métier, et fit les campagnes de 1812, 1813 et 1814. Il est peu de nation qui passe aussi facilement que la nation russe de la vie civile à la vie militaire. Ce peuple, naturellement pacifique, semble n’être que campé dans les villes. Aussi la vie recherchée, le luxe et les plaisirs des capitales ne sauraient enchaîner ses mœurs. Il garde toujours en lui quelque chose du Sarmate, de l’ancien peuple nomade ; il trouve du charme dans les campemens, et je ne sais quelle volupté dans les rigueurs et les aventures de la guerre. De nos jours encore, on voit les fils des plus riches et des plus puissantes familles briguer long-temps, comme une faveur, le droit d’aller faire une campagne dans le Caucase, où les attendent tant de fatigues et de dangers. Un nouvel esprit, l’esprit militaire, s’était donc emparé de la Russie. La défense du sol natal devint la pensée commune, et le gouvernement put se convaincre de l’ascendant général du patriotisme russe aux offres d’hommes et d’argent qui lui arrivaient de toutes parts. L’invasion française eut son cours. On sait comment l’hiver s’allia avec les Russes pour accabler nos soldats. Les armées moscovites visitèrent Paris, et regagnèrent ensuite leurs lointains foyers avec un patriotisme en quelque sorte nouveau, — nous voulons

  1. Entre 1805 et 1806, la Russie acquit, au midi, les provinces de Bialostok et de Ternopol, tandis que la paix de Frederichs-Ham lui donnait, au nord, le grand-duché de Finlande.