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et de porto-Rico, et peut-on empêcher toujours les autorités locales de favoriser sous main les déchargemens des navires négriers et l’internement de leurs cargaisons? Quant aux habitans, qui ont ordre de signaler les passages de nègres neufs sur leurs terres, on a l’attention de les prévenir du jour où le convoi doit se mettre en marche; ils ont soin alors d’aller, soit à la ville voisine, soit dans une autre partie de leur canton, et de se montrer en public, afin de pouvoir établir l’alibi et de pouvoir jurer en sûreté de conscience qu’ils ne savent rien de ce qu’on leur demande. J’étais un jour sur une grande habitation du canton de Banaguises, et le propriétaire m’exprimait son mécontentement de ce qu’il appelait un manque de procédé de ses voisins. Or ceux-ci avaient fait passer tout simplement un convoi de deux mille noirs neufs sans le prévenir, et le propriétaire me disait avec raison : « Voyez un peu dans quelle position on me mettrait si le juge venait à me déférer le serment; si au moins j’avais été prévenu, j’aurais pu aller dîner à Cardenas. »

Il ne faut pas croire d’ailleurs que la colonie placée dans ces conditions manque de bras : le prix modéré des noirs prouve le contraire. Lorsque j’ai quitté Cuba, le cours était à peu près établi de la manière suivante : noir neuf de traite, de 350 à 400 piastres; noir d’habitation formé au travail de la terre, 450 et 500 piastres ; noir intelligent et connaissant un métier, de 700 à 1,000 piastres; les femmes se paient aussi cher que les hommes, et il est entendu que l’on n’établit les prix généraux que pour les individus jeunes et valides. Quant aux enfans, vieillards ou esclaves tarés par suite de blessures ou infirmités, on traite à l’amiable. Une raison qui tend aussi à maintenir le prix des esclaves à un taux modéré, c’est qu’il y a une loi qui force le maître à affranchir son esclave, lorsque celui-ci peut offrir 400 piastres pour son rachat. Or, si le prix des noirs s’élevait de beaucoup au-dessus de ce taux de 400 piastres, il s’établirait une industrie de rachat et de revente qui l’amènerait bien vite le cours à ses limites naturelles. Dans l’état actuel, il y a même quelques cas où le nègre trouve à emprunter les 400 piastres qui lui sont nécessaires pour se racheter; il se revend ensuite plus cher, et partage la différence avec son bailleur de fonds. Il arrive aussi quelquefois que des individus parcourent les habitations, cherchent à débaucher les nègres, les font déserter, et vont les revendre dans un autre quartier de l’île. Quant à la traite, les navires négriers sont armés dans les petites baies écartées par des gens fort au fait, et l’on estime que trois sur cinq réussissent, ce qui est réputé suffisant pour alimenter le marché et assurer un beau bénéfice aux traitans.

Aux États-Unis, les choses se passent tout différemment. La traite a cessé, aussi bien de fait que de droit, par la grande raison (où la morale n’a que voir) que la population noire va sans cesse en augmentant sous l’influence d’un bon régime et d’un bon climat, tandis qu’aux Antilles espagnoles il n’y a que la traite qui puisse remédier à la diminution des travailleurs incessamment décimés par les mauvais traitemens et les privations. La population esclave de l’Union était, en 1840, de 2,487,115 individus des deux sexes et de tout âge; le dernier recensement général, fait en 1850, la porte à 3,070,374 : c’est donc, en dix ans, une augmentation de 583,619 individus ou