Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 15.djvu/77

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la France est entrée dans la voie ouverte par l’Angleterre avec la chevaleresque étourderie qui marque trop souvent ses élans nationaux. Pour ces deux pays, il ne s’agit plus de projets à discuter : l’œuvre d’émancipation est commencée; il s’agit de l’apprécier dans ses résultats, de la diriger, s’il se peut, dans ses conséquences. C’est là une tâche qu’on ne peut mener à bien sans connaître à fond la race noire telle qu’on peut l’observer sous trois régimes bien distincts : — le régime de l’esclavage à Cuba et dans les états du sud de l’Union, — celui de la liberté sur quelques autres points des États-Unis et aux Antilles, — le régime enfin de l’indépendance complète à Libéria et à Maryland-in-Libéria, sur la côte d’Afrique. Quant au régime auquel est soumis l’empire d’Haïti sous le sceptre de Faustin 1er, nous pensons qu’il est à peu près inutile d’en parler. C’est le comble de la désorganisation, de l’incurie, et ce sera bientôt le retour à l’état sauvage, si une circonstance quelconque ne vient pas rendre la vie à cette splendide et malheureuse contrée.

Les souvenirs d’un récent voyage dans diverses contrées tant libres qu’esclaves du Nouveau-Monde nous aideront peut-être à jeter quelque lumière sur ces trois aspects essentiels d’un sujet qui intéresse si vivement l’avenir de nos colonies. Après avoir vu ce qu’ont produit tour à tour pour la race noire l’esclavage et la liberté, nous serons plus à même d’apprécier ce qui a été fait, ce qui reste à faire pour elle dans les possessions de l’Angleterre et de la France.


I.

Le travail des noirs esclaves est soumis à deux systèmes d’une nature bien différente : le système espagnol, qui procède par la rigueur et les privations; celui des Américains du nord, qui tempère la fermeté indispensable par une intelligente humanité.

Imposer le travail aux noirs par une discipline rigoureuse et souvent inhumaine, économiser le plus possible sur leur nourriture et leur bien-être, puis, quand ils meurent à la peine, se tuent de désespoir, ou parviennent à s’enfuir, les remplacer comme un meuble usé, — tel est, en quelques mots, le système d’un grand nombre de propriétaires d’esclaves à Cuba. Je ne connais pas de plus affreux spectacle que celui d’une des principales sucreries de cette île, lorsque le maître est absent et qu’il se confie à un gérant inhumain. Celui-ci n’a même plus le stimulant de son propre intérêt, qui le porterait à ménager sinon son esclave, au moins son argent. J’ai eu pendant huit à dix jours ce spectacle sous les yeux, et j’avoue que, malgré tout mon désir d’étudier les curieux ressorts de ces usines, qui, pour les proportions, n’ont pas de rivales dans le monde, j’avais hâte de partir. Comme adieu toutefois, j’ai laissé cet avis à mes hôtes : « Ce que vous faites là est aussi maladroit que cruel ; si vous bannissez de votre ame tout sentiment d’humanité, vous devriez au moins conserver l’instinct de votre intérêt. Comment ne comprenez-vous pas que vous diminuez votre capital en multipliant ainsi les cas de mortalité, d’affaiblissement ou de fuite, et que les économies faites sur la nourriture, les vêtemens et le logement, vous les dépensez en frais de surveillance et en primes à payer aux rancheros! »