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La Pagota tourna les talons et s’enfuit comme Atalante. Je la laissai courir, et je retournai à Saint-Marc, où je racontai à mon ami l’ingénieur l’infidélité de Marco, le désespoir de Digia et le monologue de fâcheux augure que je venais d’entendre. Le mathématicien se moqua de mes inquiétudes. Ce que j’appelais désespoir n’était, selon lui, qu’une bouderie d’enfant ; mais il me reprocha d’avoir interrompu le monologue. Il pouvait arriver à présent que la Pagota se crût obligée de se noyer par point d’honneur.

— Si vous la mettez au pied de ce mur-là, elle sautera dans l’eau, ajouta l’ingénieur. Je vois bien qu’il me faudra donner la dernière main à cette affaire. Amenez Digia chez moi, et je lui poserai la question de telle sorte qu’en moins d’un quart d’heure elle prendra son parti d’être heureuse et d’épouser son nicolotto. Vous allez dire encore que je ne doute de rien ; mais, quand on a de son côté le bon sens, le plus fort est fait, il n’y a plus que la façon de s’en servir.

Le lendemain, je montai une longue faction aux puits du palais ducal, et j’y trouvai enfin Digia. Elle consentit à me suivre chez le seigneur français qui l’avait enlevée à François Knapen. En entrant dans le bureau de la saline, je tirai ma montre, et je dis à l’ingénieur qu’il n’avait qu’un quart d’heure. Il me répondit que cinq minutes suffiraient. Il se tourna ensuite vers Digia, et lui dit avec une bonté calme :

— Assieds-toi, ma mignonne, et sois attentive. J’ai appris que, dans un accès de douleur, lu avais eu la pensée de mourir, et cela n’est pas bien. Lorsque je t’ai sauvée des filets du Croate, j’ai contracté envers ta famille une grande responsabilité. On t’a permis de me suivre, à la condition de te marier à Venise : c’est là le but de ton voyage. Que pensera-t-on de mon intervention et de ton absence, si ce but n’est pas atteint ? Tu compromets à la fois ma réputation et la tienne. On croira que tu vis mal, et que je suis complice d’une intrigue.

— Excellence, répondit la Pagota, ce n’est point ma faute si Marco m’a trompée et si je ne puis plus l’aimer.

— Tu ne l’aimes plus, soit, reprit l’ingénieur ; eh bien donc ! ne pensons plus à lui. Je te présente un autre parti, car il faut absolument que tu prennes un époux. Ambrosio, le plus jeune de mes gondoliers, est un garçon bien fait, sage et laborieux, dont je suis content, qui gagne quatre-vingts livres par mois. Il t’a vue, tu lui plais ; il faut l’accepter. Au lieu d’un mariage d’amour, ce sera un mariage de raison mais fort convenable. Ambrosio t’aimera ; il se conduira en galant homme, et tu seras heureuse. Quant à tes envies de suicide, je n’en parle pas ; tu ne voudrais pas me récompenser de mes peines et de mon amitié en me jouant un mauvais tour, en me donnant un chagrin qui empoisonnerait ma vie. Tant d’ingratitude serait incroyable, et je t’offenserais en insistant davantage sur ce point.