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à l’hôpital civil pour avoir perdu les bonnes grâces de la madone des contrebandiers. À ce mot terrible d’hôpital, la Pagota, oubliant ses seaux de cuivre sur la margelle du puits, partit au galop et ne s’arrêta qu’à Sainte-Marie-Formose, où elle offrit en passant une bougie de cinq sous à une autre madone de mœurs plus douces et moins ennemie des lois et de l’autorité. Comme la plupart des hommes du peuple, Marco avait une horreur profonde pour l’hôpital, fondée sur cette idée absurde qu’on y laisse mourir les malades afin de procéder à leur autopsie, autre sujet d’appréhension plus affreux que la mort même. Digia trouva le patient au désespoir ; il venait de subir une opération douloureuse et se croyait à demi dépêché pour le grand voyage. Immobile par force dans un appareil bien serré, Marco, dont le mâle visage était baigné de larmes, entendit près de son lit les sanglots, de son frère et de sa maîtresse, qui le regardaient comme un homme perdu, et il témoigna par des gémissemens sourds qu’il partageait leur sentiment. Une jeune sœur hospitalière, attirée par ce concert lamentable, vint reprocher doucement au malade son ingratitude et à Digia son ignorance. L’évidence et la raison ne triomphent pas facilement du préjugé dans les cervelles d’une Pagota et d’un nicolotto ; cependant les paroles fermes de la religieuse ébranlèrent ces esprits incultes. Marco daigna croire que du moins cette bonne sœur n’était pas de connivence avec ses bourreaux, et Digia reçut sans trop d’incrédulité l’assurance que son amant lui serait rendu au bout de six semaines. En effet, grâce aux soins intelligens de la sœur, Marco sortit vivant de cet hôpital si redouté. Il était faible encore et incapable de travailler ; Digia pourvut aux frais de la convalescence en vendant ses boucles d’oreilles à un orfèvre des Procuratie. Cette dernière ressource épuisée, les deux fiancés se retrouvèrent enfin sains de corps, mais absolument sur la paille.

Telles étaient les épreuves cruelles qui arrachaient à la Pagota ces larmes qu’elle semait sur son chemin en préparant un bain froid. Quand la parona de casa m’eut raconté ce qu’on vient de lire, l’heure du dîner approchant, je me rendis à la trattoria de M. Marseille, où une salle particulière était réservée aux Français. Je racontai à mes compatriotes, parmi lesquels se trouvait l’ingénieur, les aventures de Digia et de Marco, leurs amours et leur misère. Le péché de contrebande nous parut véniel, ou du moins chèrement expié. Un des convives prit l’initiative d’une souscription en faveur de ces amans malheureux, et l’ingénieur promit d’autoriser le doge à reporter sur la créance de Marco ces fameux à-compte mensuels qui devaient éteindre l’emprunt de cent francs. Ma padrona, que nous chargeâmes de faire agréer le montant de la souscription, réussit dans son ambassade. — Nous apprîmes plus tard qu’elle n’avait détourné à son profit que le tiers de la somme. — Marco, ranimé par cette aubaine imprévue, marcha