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— Je vais vous le dire : puisque vos immortels aïeux (que Dieu les bénisse !) ont dissipé tout leur bien et ne vous ont laissé, pour soutenir l’éclat de leur nom, que le deuxième étage de leur palais[1], mettez un écriteau à votre porte et prenez un locataire. Nous avons quelques vieux meubles. La moitié de cet appartement nous suffira. Louez l’autre moitié à l’ingénieur français.

Une légère teinte rouge colora le visage blême du patricien.

— Mais on saura, dit-il, que je tiens maison garnie, que je loue la chambre où dormirent les pères d’adoption de Catherine Cornaro, et qu’un étranger couche dans le lit où sont morts des grands amiraux du golfe adriatique.

— Eh ! vous imaginez-vous qu’on ignore dans la ville vos dettes, votre dénûment, vos misérables expédiens et la mauvaise chère que vous faites ? Vendez à boire et à manger, s’il le faut, et donnez des robes à votre fille. Ai-je mis au monde une enfant de celle figure-là pour qu’elle savonne elle-même son linge ? Soyez père d’abord, et portez ensuite comme vous pourrez le nom des amiraux du golfe.

— S’endetter, répondit le patricien, vivre d’expédiens et même de vils subterfuges, recevoir des affronts de ses fournisseurs, mais en tête-à-tête, ce n’est rien, si l’honneur est sauf et si l’on n’a point à rougir devant un de ses pareils. Cependant que votre volonté soit faite. Je coucherai dans une chambre de domestique, et vous irez à Recoaro.

Le patricien n’avait plus d’appétit. En quittant la table, il s’appuya tendrement sur l’épaule de sa fille ; mais il détourna la tête pour cacher les larmes qui roulaient dans ses yeux.

La dogaresse avait appris que le seigneur français cherchait un logement vaste, afin d’y établir ses bureaux sous le même toit que son appartement. Pendant le festin de la crémaillère, elle lui offrit sa maison avec tant d’insistance, que l’ingénieur se laissa entraîner moitié par galanterie, moitié par faiblesse. Le deuxième étage du palais fut partagé au moyen d’une porte condamnée. On convint du prix de 150 francs par mois, somme énorme pour un loyer de Venise, et le locataire imprudent consentit à se lier par un bail d’un an. Le Français avait déjà dormi dans le lit des amiraux du golfe, lorsque la dogaresse apporta la minute du bail rédigée par elle-même. On y remarquait les deux clauses suivantes :

« La signora étant obligée par sa haute position à recevoir de la compagnie et à donner des soirées de musique ou de danse auxquelles le seigneur ingénieur sera prié d’assister comme voisin et comme ami, il est entendu que les jours de bal ou de grande réunion, la porte de

  1. Beaucoup de palais de Venise se divisent aujourd’hui en autant de propriétés qu’il y a d’étages.