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le futur doge ne pouvait consacrer à ce surcroît de dépense que la somme d’une livre par soirée. C’était le quart de ce qu’on donne habituellement ; mais, au moyen de nouveaux leurres et d’une augmentation de gages, en paroles, sur sa fortune à venir, le patricien réussit à conclure ce marché réciproquement avantageux, malgré l’opposition du petit Coletto.

Dès le second jour, en revenant du fresco, son excellence s’aperçut qu’elle n’avait point sa bourse dans sa poche. Cet oubli devint l’occasion d’une légère modification au contrat. Il fut convenu que le patricien paierait toutes les courses ensemble à la fin de chaque mois, et le gondolier s’estima heureux de s’associer à la fortune de son protecteur en lui faisant crédit. Comme il fallait pourtant vivre en attendant l’époque du paiement, Digia, qui partageait les illusions et la foi de Marco, lui offrit son petit trésor, en sorte que les économies de la Pagota furent employées à nourrir les gondoliers du magnifique seigneur. Une demi-heurette de conversation par jour, pendant une semaine, avait suffi pour établir entre Digia et Marco cette communauté de sentimens qui entraîne à sa suite la communauté d’intérêts. Une lettre de Pago apporta d’ailleurs l’autorisation des parens au mariage de leur fille. Le bonhomme Dolomir avait trop d’enfans pour élever la moindre objection à leur établissement. Quant à François Knapen, il ne répondit pas ; que ce fût indifférence ou mépris, Digia s’en émut fort peu, et se regarda comme délivrée de tout engagement avec ce jeune orgueilleux. L’amour s’étend rapidement dans le cœur d’une honnête fille, quand le devoir ne le contrarie point : l’inclination nouvelle de la Pagota, encouragée par le consentement du père et par l’abdication du fiancé croate, prit ses franches coudées et ne laissa plus de place, dans cet esprit prévenu, ni au doute ni à la prudence.

Au bout d’un mois, les deux amans commencèrent à songer aux préparatifs de leur mariage, aux formalités d’usage, aux frais de la noce et aux emplettes de rigueur. C’était le jour même où les petites économies de la Pagota se trouvaient mangées ; mais la créance sur le patricien dépassait de quelques livres la somme dissipée. Marco prépara son compliment au patron pour réclamer le paiement de son salaire. Il y avait précisément fresco ce soir-là. Le barcarol attendit au pont Saint-Moïse. L’heure sonna. La musique du régiment parut dans sa barque sur le grand canal, entourée d’un essaim de gondoles ; mais la famille du patricien ne vint point à la rive. Coletto, soupçonnant quelque fâcheuse affaire, se mit en observation au traghetto Saint-Moïse. Il accourut bientôt, le visage décomposé. — Me croiras-tu, dit-il à son frère, me croiras-tu quand je te dirai que le doge se moque de nous ? Je viens de le voir passer avec sa femme et la jeune signorina dans la gondole à quatre rames de l’ingénieur. Les dames ont des robes