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jolie fille éveille particulièrement sa verve et sa bonne humeur. Tous ses goûts sont ceux de l’homme civilisé ; mais un mal sans nom l’attriste et le mine sourdement : ce mal, qui ressemble à la nostalgie, et dont les accès le prennent dans la solitude ou la nuit, lui inspire ces chants empreints d’une sombre tristesse qu’on entend sortir de quelque gondole glissant dans l’ombre, et auxquels, pendant une soirée terrible, le cœur mortellement blessé de la malheureuse Desdemona répondit comme un écho plaintif. C’est le gondolier du temps présent, celui que Rossini a écouté, qui chante ainsi, et non pas celui du siècle d’Othello. La Mignon de Goethe était née dans le pays du soleil ; transportée au fond de la froide Allemagne, elle pleurait la patrie lointaine ; les chansons du nicolotto pleurent, dans le sein même de Venise, la patrie expirante. Interrogez-le avec bienveillance, et il oubliera la faim pour se plaindre de l’ennui. De là son insubordination, son penchant à enfreindre les règlemens de police, son goût pour les expéditions prohibées et pour la guerre d’écoliers que les carabines de la douane ornent parfois d’épisodes dramatiques.

Lorsque Digia, sortant de son nid à l’heure des oiseaux et toujours courant par habitude, tournait sous les piliers du palais Faliero, le plus âgé des deux barcarols noirs l’agaçait au passage. Tantôt il lui offrait de la mener en gondole, tantôt il lui demandait si elle allait à un rendez-vous, et si son galant était un marchand de la Merceria ou du Rialto. La Pagota, sachant bien que les escarmouches avec messieurs les gondoliers de Venise finissent par des propos à faire rougir les filles, doublait le pas en baissant les yeux ; mais, à la fin de la journée, lorsqu’elle rentrait à la maison, elle regardait à la dérobée le barcarol, et, comme elle le voyait souvent couché sur le ventre, la tête entre les mains et les coudes sur la pierre, dans l’attitude d’un homme au désespoir, elle se sentait prise de compassion pour ce pauvre garçon, qui sans doute n’avait point trouvé l’emploi de ses bras robustes. Un matin, — c’était le moment des badinages, — le nicolotto apostropha la jeune fille d’un ton plus sérieux qu’à l’ordinaire, et la pria de s’arrêter pour lui rendre un service. Au lieu de s’enfuir, Digia mit un pied sur la rive, et, regardant en face le gondolier noir : — J’espère, pour votre honneur, lui dit-elle, que votre dessein n’est pas de vous moquer de moi. Quel service avez-vous à me demander’ ? Je vous le rendrai volontiers, afin que vous cessiez de faire le mauvais plaisant.

— Approchez sans crainte, gentille Pagota, reprit le nicolotto ; je ne badinerai plus avec vous, et je vous parlerai comme à un archevêque. Il s’agit de faire une reprise à la veste de mon frère, le petit Coletto. Ce seigneur de qualité, que vous voyez ici présent, veut louer notre gondole pour la journée entière, à la condition que nous aurons une