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à Venise une chaleur intolérable. Des vapeurs lourdes et suffocantes donnaient au ciel cette couleur terne qui semble annoncer quelque phénomène précurseur de l’Apocalypse. L’eau des lagunes, étant peu profonde et renouvelée lentement par les marées faibles de l’Adriatique, atteignait un degré de chaleur si élevé, que les bains ne servaient plus à rien. La nuit seule ramenait l’air respirable ; aussi la ville entière était-elle debout jusqu’à trois heures du matin. Un jour, ma parona de casa, comme disent les Vénitiens, touchée de mon accablement, vint me proposer un bain à domicile, composé d’eau de mer rafraîchie par de l’eau de citerne. On apporta dans ma chambre une baignoire de bois qui fut emplie aux trois quarts avec l’eau du canal qui passait sous mes fenêtres ; plusieurs voies d’eau de puits donnèrent ensuite à ce bain autant de fraîcheur que j’en pouvais souhaiter. La Pagota chargée de cette opération était une jeune fille dont la physionomie, à moins d’être bien trompeuse, annonçait un cœur innocent et bon. Je ne sais quoi d’honnête et de mélancolique prêtait à son visage un charme inexprimable. La coquetterie n’avait point de part à la propreté de sa toilette. Deux grosses nattes de cheveux blonds couvraient à moitié ses oreilles, où pendaient de larges boucles d’or semblables à des cachets de montre. Elle portait un chapeau de feutre haut de forme et sans bords, d’une coupe originale, orné d’un rameau d’arbre vert. Ce n’était point par misère qu’elle marchait sans souliers, mais par état, pour se préserver des chutes, car l’eau des lagunes dépose sur les marches des rives et des petits ponts de Venise un enduit verdâtre sur lequel on glisse plus aisément avec des chaussures que pieds nus, et dont un proverbe populaire conseille aux passans de se défier.

Tandis que la Pagota voltigeait de la baignoire au puits, je m’aperçus que de temps à autre elle essuyait du revers de sa main des larmes qui coulaient le long de ses joues. Je saisis le moment où elle vidait sa secchia pour lui demander la cause de son chagrin. Elle fixa sur moi ses grands yeux bleus, comme pour démêler si cette question était dictée par l’intérêt ou seulement par la curiosité, après quoi elle me répondit : — Pensez de mon chagrin ce que vous voudrez, hormis une seule chose, c’est que je l’aie mérité par une mauvaise conduite.

Cette réponse fière augmenta mon intérêt. Je voulus insister pour obtenir une confidence, mais la Pagota venait de verser dans la baignoire son dernier seau d’eau. Elle s’enfuit en me criant de loin : Bagno pronto ! Heureusement la parona, qui ne se piquait ni de discrétion ni de laconisme, avait appris à bâtons rompus tout ce que je désirais savoir. Au premier mot que je lui en dis, elle ouvrit l’écluse aux petegolezze, c’est-à-dire aux commérages décousus et prolixes. Ainsi que je l’avais prévu, l’amour était la véritable cause des pleurs de la Pagota ; ce grand chagrin ne faisait que commencer alors, et comme je demeurai encore une année à Venise, j’eus le loisir d’en observer la suite et la fin.