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soir même avec Michel. Il resterait encore assez de jour à leur arrivée pour qu’elles pussent voir le merisier couvert de sa neige d’été, et les parens les reprendraient le lendemain. Les enfans appuyaient cette offre de leurs sollicitations, Ropars souriait sans répondre comme près de consentir ; mais Geneviève se récria. Que deviendrait-elle si Francine et Josèphe étaient absentes ? Bien souvent déjà, en se réveillant au milieu de la nuit, elle s’inquiétait de ne pas distinguer leur douce respiration ; elle se levait frissonnante et venait à tâtons jusqu’à leur lit pour les toucher et les entendre ; que serait-ce donc si elles n’étaient plus là ? Le moyen de dormir tranquillement, sans croire à quelque danger ? Elle rêverait que la poudrière prenait feu, ou que l’île des Morts sombrait comme un navire naufragé. Tout cela était dit avec un rire voisin des larmes. Les deux petites filles, qui d’abord avaient voulu partir, se suspendaient maintenant à l’épaule de leur mère, attendries par contagion et criant qu’elles voulaient rester. Le garde d’artillerie n’insista pas davantage. Il reprit le sentier qui conduisait à la grève avec Mathieu, suivi de la mère et des enfans, redevenus silencieux.

Le soleil qui descendait à l’horizon incendiait le promontoire de Këlerne et dessinait, dans la passe du Goulet, un courant de pourpre et d’or. La brise commençait à courir sur la baie moirée de rides mobiles ; les parfums de la sève arrivaient par rafales de la grande terre avec les tintemens de l’Angélus et les mugissemens des troupeaux ramenés à l’étable. On sentait partout la force au repos et je ne sais quel apaisement qui, des choses, gagnait les sens, et arrivait jusqu’aux profondeurs de l’ame. Le ciel, la terre et les eaux semblaient avoir, d’un commun accord, baissé la voix pour se confondre dans un mélodieux murmure. Sans analyser la douceur fortifiante de ce qui les entourait, les deux gardes et leurs familles en ressentaient l’influence. Ils descendaient le sentier sans rien dire et ralentissaient le pas comme pour prolonger un bien-être que l’on veut savourer. Arrivés à la barque, ils durent pourtant se décider à la séparation. Josèphe fit promettre au sergent de venir les chercher le lendemain de bonne heure ; enfin on hissa la voile, et le canot, lancé sur les vagues assouplies, se dirigea vers la poudrière.

Au moment où il atteignait le milieu du canal qui séparait les deux îles, une chaloupe, que la préoccupation des adieux avait empêché de remarquer jusqu’alors, parut sous le vent de Trébéron. Sa forme hardie, sa couleur sombre traversée d’une seule ligne blanche à la flottaison et le parfait état de sa voilure eussent suffi pour la faire connaître, alors même que le costume du double rang de matelots dont elle était bordée n’eût point trahi l’embarcation de guerre. Lorsqu’elle croisa le canot conduit par le sergent, elle s’écarta brusquement, et