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en fuite. Des soldats s’approchèrent enfin du mutilé et lui donnèrent le coup de grâce. Dans une de ces décharges à volonté, un individu, qui nous parut être un officier et qui sans doute avait oublié qu’on ne passe pas du côté de l’archevêché, venait d’être grièvement blessé; les soldats qui l’emportaient tout sanglant lui reprochaient avec véhémence de s’être fourvoyé de ce côté-là. — Les pénitens s’approchèrent du cadavre, qu’ils adossèrent et retinrent par des liens au poteau de la sellette, et, comme il devait séjourner jusqu’au soir en cet endroit, une croix et un bénitier furent placés auprès de lui. Puis ces religieux se partagèrent la veille funèbre, afin qu’il y en eût toujours un en prières jusqu’à l’heure où la tombe recevrait la dépouille mortelle. Les fidèles purent alors venir jeter l’eau sainte sur le supplicié et déposer une offrande dans son chapeau, où l’on pouvait lire une inscription préalablement écrite, sollicitant des aumônes qu’il affirmait devoir servir à payer des prières pour le repos de son ame. — Après l’oracion du soir, le corps fut relevé, les portâtes se peuplèrent comme d’habitude d’élégans promeneurs, le bruit et la gaieté revinrent, et tout semblait nous dire que la scène tragique dont cette place avait été le théâtre dans la matinée était déjà un vieux souvenir. Nous nous demandions comment on oubliait si vite des impressions qu’on avait paru ressentir si vivement. Quelques semaines plus tard, une singulière circonstance vint nous prouver que l’oubli n’était pas aussi profond qu’il semblait l’être. Assistant au tirage de la loterie nationale, nous fûmes tout surpris de trouver parmi les devises qui accompagnaient les numéros choisis par les joueurs la suivante, répétée un grand nombre de fois : El alma del hombre fusillado. Était-ce le remords d’un complice égoïste? était-ce le souvenir d’un ami? Voulait-on doter quelque chapelle ou fonder une messe si le sort se montrait favorable, ou bien le gagnant, entrant en compte réglé avec le défunt, devait-il lui donner ses prières et garder la somme? Cette dernière supposition nous sembla la plus rationnelle, car il faut bien avouer que si, à Lima, on croit à la messe, on croit aussi beaucoup à l’argent.

Les événemens politiques devaient nous offrir bientôt au même endroit de moins terribles épisodes. Un calme de quelques mois avait suivi l’exécution du colporteur. Lima commençait à espérer que le pouvoir établi allait enfin prendre des racines sérieuses. Quelques réformes utiles, avant-courrières des bonnes intentions de Vivanco, se produisirent alors et portèrent d’abord sur l’armée, dont on licencia en partie le nombreux et inutile état-major. L’administration eut aussi son tour; des magistrats improbes ou incapables furent révoqués, et de sévères remontrances vinrent inquiéter différens fonctionnaires suspects. La partie saine de la société applaudissait à ces sages mesures du directeur suprême, qui put se croire un moment soutenu par l’opinion.