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injuste accusation, car c’était la nature même de l’étoffe qui déterminait ici le taux du salaire. Que les frais s’élèvent, et tels tissus communs ne pourront plus se vendre en face de ceux des campagnes. Comme il faut cependant qu’un travail puisse nourrir l’ouvrier qui l’exécute, comme on ne saurait d’ailleurs demander au malheureux qui souffre d’analyser les causes économiques d’où provient l’abaissement des salaires, il est à désirer que toute besogne qui ne peut plus subvenir à une rétribution normale soit délaissée le plut tôt possible. La fabrique a commencé d’accomplir une réforme analogue pour les temps de chômage. L’usage existait jadis, quand on faisait travailler dans ces momens-là, de balancer les hasards de la vente d’un tissu entrepris sans commande par un rabais sur le prix de la main-d’œuvre. On y a renoncé à peu près généralement : mieux vaut qu’un métier s’arrête que de battre ainsi au rabais. L’esprit de l’ouvrier accepte plus aisément cette idée : « Pas de travail, pas de salaire, » que celle-ci : « Un travail prolongé, et pas même de pain pour toute la journée. »

La fréquence des chômages est le grand fait qui aggrave toutes les causes d’inquiétude planant sur la cité des soieries. On n’y est jamais sûr du lendemain. Assujettie à cette idole changeante qu’on appelle la mode[1] et dépendant, comme on le sait, des commandes de l’étranger, la fabrique passe bien souvent en quelques jours d’une extrême activité à une immobilité complète; tel ouvrier était occupé depuis un mois seize ou dix-sept heures par jour, qui va rester maintenant sans ouvrage durant d’interminables semaines. Les dettes qu’il lui faut alors contracter empêchent plus tard le tisserand de se ressentir de la reprise des affaires. Quand son défaut de prévoyance ou l’étendue de ses charges et l’exiguïté de ses ressources l’ont obligé de recourir au crédit, il se dégage difficilement des liens dont sa vie est embarrassée. Le chômage ne frappe pas d’ordinaire tous les ouvriers en même temps; il monte comme le flux de la mer, atteignant d’abord les retardataires de la fabrique, les travailleurs peu habiles qui ne sont occupés que dans les momens où la besogne abonde; puis il s’étend à la masse des tisseurs, et laisse seulement en activité les métiers conduits par les mains les plus adroites et les plus sûres. Pour l’immense majorité des ouvriers, les fluctuations du travail sont la perpétuelle condition de leur existence. En face de ces circonstances inquiétantes, il importe de rechercher ce qu’on a fait pour raffermir un sol encore ébranlé, quel est le caractère des mesures déjà prises et quel bien on en peut attendre.

  1. L’industrie des châles de soie, qui avait pris à Lyon il y a six ans une extension considérable, a été presque entièrement victime de ces variations de la mode. Les mantelets de tous genres ayant prévalu dans le goût public sur les châles de soie, 1,600 métiers au moins ont cessé de battre sur 2,000, qui étaient consacrés à cette seule fabrication.