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attentif et exercé aurait pu déjà découvrir, sous une surface tranquille, les germes des déplorables égaremens qui ont éclaté plus tard. Les relations des ouvriers avec les patrons s’altéraient et s’aigrissaient peu à peu. La concurrence de plus en plus vive que se faisaient entre eux les fabricans lyonnais avait amené dans la production un élan momentané suivi de chômages désastreux. Le développement du tissage de la soie en Suisse, en Italie, en Allemagne, en Angleterre, et les rivalités qui en résultaient pour Lyon sur les marchés du dehors, pesant sur les prix de vente, devaient inévitablement réagir sur le prix des façons. Les ressources des familles laborieuses s’amoindrissaient donc depuis quelques années, et l’exaspération se glissait sourdement dans les âmes, en même temps que la misère prenait sa place au foyer domestique. Les femmes des ouvriers, qui voyaient de plus près la détresse intérieure, se montraient alors les plus impatientes et les plus déterminées. Certaines difficultés jadis inconnues se révélaient aussi de temps à autre dans les rapports entre les deux classes. Le canut avait ressenti le souffle des idées du siècle; il avait un peu rehaussé, comme on l’a vu, sa situation intellectuelle; plus fier dès-lors, il se trouvait blessé par des procédés long-temps traditionnels autour de lui. Les fabricans ou plutôt les commis, ne prenant pas garde au changement, suivaient la voie creusée par l’habitude, sans mauvaise intention, mais aussi sans voir qu’elle aboutissait désormais à des abîmes.

Tout en laissant subsister le calme extérieur, les événemens de juillet avaient remué ces cendres brûlantes. Des prédications saint-simoniennes, après 1830, vinrent jeter dans la circulation, sur le rôle du travail, quelques idées nouvelles avidement recueillies par des esprits déjà mécontens. A la veille de l’insurrection de 1831, l’amoindrissement des salaires formait le thème d’incessantes discussions dans le sein de deux sociétés devenues fameuses : celle des mutuellistes, composée des chefs d’atelier, et celle des ferrandiniers[1], formée des compagnons. Établies modestement l’une et l’autre depuis plusieurs années pour procurer des secours à leurs membres en cas de maladie, elles furent entraînées bien loin de leur but primitif. Le mutuellisme, dont l’action se déploie surtout de 1832 à 1834, commençait, dès le milieu de l’année 1831, à prendre la haute main dans la direction des intérêts populaires. Si l’esprit d’anarchie n’était pas alors dans les intentions, il était en germe dans l’organisation de cette société. Divisés en sections appelées loges, s’entourant d’un appareil mystique, les mutuellistes avaient à leur tête un conseil exécutif chargé de décider souverainement les questions. Chaque loge était composée de moins de vingt membres, afin d’échapper aux interdictions des lois pénales.

  1. Les ferrandiniers tiraient leur nom de celui d’une ancienne étoffe dite ferrandine, qui ne se fabrique plus depuis long-temps.