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plus près de leur fin que les peuples barbares. Le tort n’est pas de croire à la mort des peuples civilisés, mais à la vie des peuples barbares. Il y a des peuples barbares qui périssent sans s’être jamais civilisés, et la barbarie, qui leur fait une vie misérable, ne la leur fait pas plus longue : si la civilisation n’éternise pas les nations, la barbarie ne les fait pas vivre.

Encore un mot, et je finis. Quelle est, même dans cette dernière conclusion, le fonds de la doctrine de Rousseau ? La société est la déchéance ou la décrépitude de l’espèce humaine. L’homme était primitivement bon et heureux : il est déchu de sa félicité. Comment ? parce qu’il est entré en société, parce qu’il a développé ses facultés et ses passions. Qui ne voit du premier coup d’œil combien cette doctrine est près de la doctrine chrétienne de la chute de l’homme ? Ce monde-ci qui est une déchéance, cette déchéance qui est une suite de la faute de l’homme, voilà les points de ressemblance. Où est la différence ? En deux points importans qui élèvent la doctrine chrétienne au-dessus de la doctrine de Rousseau de toute la hauteur de la vérité sur l’erreur, du ciel sur la terre. Dans Rousseau, la société est une déchéance sans régénération possible, et de plus cette déchéance est une injustice de Dieu ; car l’homme, selon Rousseau, ne pouvait pas trouver la société par lui-même. C’est Dieu qui a donné à l’homme les arts qui ont développé ses passions et amené sa chute. Dans l’Écriture, l’homme tombe par sa faute ; mais, à peine tombé, Dieu le relève par l’espoir de la rédemption dans l’éternité, et de plus il lui donne les arts et la société sur la terre pour lui rendre sa misère supportable. Voulez-vous même, comme le croient beaucoup de docteurs chrétiens, que les arts que l’homme a retrouvés dans son exil, il les eût déjà dans le paradis terrestre ? Soit : la bonté de Dieu n’en est pas moins grande, puisqu’il fait servir à la consolation de l’homme ce qui servait à sa félicité.

Contre les philosophes du XVIIIe siècle, les chrétiens croient, avec Rousseau, que ce monde-ci est une déchéance ; mais les chrétiens croient, contre Rousseau, que cette déchéance a son remède dans la rédemption.

Contre les philosophes du XVIIIe siècle, les chrétiens croient avec Rousseau que la société et le monde sont un mal : mais les chrétiens croient contre Rousseau que ce mal a son remède dans l’accomplissement de la loi chrétienne. Les chrétiens ne désespèrent donc de l’homme ni dans ce monde ni dans l’autre.

Ce sont ces ressemblances et ces différences de la doctrine de Rousseau avec la doctrine chrétienne, ce sont ces retours imprévus, quoique à longue distance encore, vers le christianisme, qui font l’intérêt de l’étude attentive des œuvres de Rousseau.


SAINT-MARC GIRARDIN.