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pénibles et enviés d’un ministre européen ! Le sauvage vit en lui-même ; l’homme sociable, toujours hors de lui, ne sait vivre que dans l’opinion des autres… » Changez quelques mots de cette description, elle peut s’appliquer au solitaire chrétien : il n’est pas oisif comme le sauvage, mais il est calme et paisible, indifférent surtout aux choses du monde et aussi dédaigneux ou aussi étonné que le Caraïbe de l’activité des mondains. Au lieu de parler nous-même, prenons encore dans Massillon nos traits de comparaison. « Non-seulement, dit Massillon, notre vie n’est pas intérieure et recueillie, mais encore c’est l’esprit du monde qui en forme les désirs, qui en conduit les affections, qui en règle les jugemens, qui en produit les vues, qui en anime toutes les démarches… Qu’est-ce que la vie du monde, qu’une servitude éternelle où nul ne vit pour soi[1] ? » Voilà comment Massillon peint la vie du mondain. Que serait-ce maintenant si je prenais la peinture que les moralistes chrétiens font des charmes de la retraite ? Qu’a donc fait Rousseau ? Il a, sans le savoir et sans le vouloir, je crois, pris dans la doctrine chrétienne ce qu’elle a d’opposé au monde et de favorable à la solitude, laissant de côté tout ce qu’elle a de règles pieuses et sages sur la manière de vivre chrétiennement dans le monde, et il l’a transformée en une doctrine misanthropique et anti-sociale. Ce n’est pas tout que d’avoir ainsi changé la doctrine chrétienne et de l’avoir, pour ainsi dire, débaptisée pour se l’approprier : il a ôté à cette doctrine ce qui fait son principe et sa cause. Que cherche, en effet, dans le désert le solitaire chrétien ? Il y cherche Dieu. Voilà pourquoi il fuit le monde. Il ne demande pas à la solitude l’oisiveté et la liberté du Caraïbe ; il demande le recueillement et la prière : il n’y va point vivre en égoïste insouciant et brutal, mais en pieux enthousiaste. Aussi personne n’est moins seul que le solitaire au désert : Dieu y peuple la solitude de sa présence infinie.


In solis tu mihi turba locis,


voilà ce que l’anachorète dit sans cesse à Dieu dans la retraite. Otez Dieu de la Thébaïde, saint Jérôme en effet n’est plus qu’un Caraïbe.

Ainsi la doctrine de Jean-Jacques Rousseau n’est que la doctrine de la Thébaïde, défigurée dans ses effets et surtout privée de sa cause ; mais, ne l’oublions pas, la doctrine de la Thébaïde n’est pas la vraie doctrine chrétienne, c’en est l’exaltation. La doctrine chrétienne est plus sage et plus indulgente ; elle n’ordonne pas à l’homme de fuir le monde, elle lui en signale les écueils et les périls ; en même temps elle lui dit comment il peut les éviter. « Ô mon Dieu ! s’écrie Massillon après avoir peint le monde et ses vices, ô mon Dieu ! quel besoin n’ai-je pas de votre grâce et d’une protection particulière pour préserver

  1. Massillon, t. Ier, p. 381 et 496.