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firent œuvre de modération et de patience. La politique indécise du gouvernement français vint quelquefois leur apporter des entraves, et jamais elle ne leur fut d’aucun secours. Ils n’en suivirent pas moins la ligne que leur traçaient les intérêts de la France jusqu’au jour où il n’y eut plus à craindre que la Sicile devînt une colonie britannique.

La tâche qui restait alors à remplir à nos équipages était celle de l’humanité, et ils s’y employèrent avec le plus généreux dévouement. À Messine, cinq mille hommes trouvèrent une refuge momentané sur nos vaisseaux ; à Catane, nos officiers arrachèrent plus d’une victime à l’épée des vainqueurs ; à Palerme enfin, l’intervention personnelle de quelques-uns de nos commandans auprès du général Filangieri et l’estime que cet habile chef avait conçue pour notre marine éloignèrent de cette grande cité les horreurs d’un assaut. Le roi Ferdinand fut le premier à reconnaître les droits qu’avait acquis l’escadre française de s’interposer entre la rigueur de son gouvernement et ceux qui l’avaient encourue. C’était bien peu faire, hélas ! pour une cause que nous avions aimée et pour des hommes dont les premiers efforts avaient eu toutes nos sympathies ; mais désormais la France ne pouvait faire davantage. Occupée à lutter laborieusement contre l’anarchie qui menaçait de la dévorer, elle n’avait plus de secours ni de vœux même au service des révolutions étrangères, et elle était bien loin de ces jours de puissance et de prospérité où son rôle était de propager pacifiquement en Europe les idées de liberté constitutionnelle. Pour elle comme pour son escadre, le dilemme avait été celui-ci : — rendre la Sicile au roi Ferdinand, ou la jeter aux bras de l’Angleterre. — L’escadre avait tranché la question dans le sens de l’intérêt national. Maigre les regrets trop faciles à comprendre que ressentaient certaines âmes qui ont besoin de liberté pour les autres comme pour elles-mêmes, cet intérêt avait dû prévaloir sur toute autre considération.

Ce que la France avait laissé faire en Sicile, elle dut peu après aller le faire elle-même à Rome. Il fut décidé que, pour transporter les troupes destinées à cette expédition, l’escadre fournirait tous ses navires à vapeur. Le commandement en fut confié au brave amiral Tréhouart, el pelo blanco, comme l’ennemi le surnomma dans la glorieuse journée d’Obligado[1]. Je ne parlerai pas plus de l’expédition de

  1. Au combat d’Obligado (automne de 1845), le plus brillant fait d’armes que les annales de notre marine aient à enregistrer depuis les grandes luttes de l’empire, le succès fut dû principalement à l’énergie et à l’audace du capitaine Tréhouart. Après avoir eu tous ses officiers et la moitié de son équipage atteints jar le feu de l’ennemi, alors que tout autre eût senti sa résolution faiblir, il porte son pavillon sur un autre navire, fait déployer toutes les voiles et vient l’échouer à portée de pistolet des batteries américaines, signifiant, par cette manœuvre qui lui coupait toute retraite, sa résolution de vaincre ou de périr. Cette manœuvre d’une hardiesse sans pareille confond les canonniers de Rosas, et fait succéder dans leurs cœurs la terreur à l’assurance du succès. En vain leurs officiers font-ils tous leurs efforts pour ranimer leur courage défaillant, en vain désignent-ils le commandant Tréhouart à leurs coups en leur criant : Fuego al pelo blanco (feu sur l’homme aux cheveux blancs) ! Ce cri, entendu à bord du navire français, tant on se bat de près, n’émeut en rien l’intrépide capitaine, qui se tient impassible à l’arrière au milieu d’une grêle de balles et de boulets. Le pelo blanco fait l’effet de la tête de Méduse, et les soldats de marine de l’escadrille anglo-française, lorsqu’ils escaladent les batteries argentines sous la conduite de sir Charles Hotham, les trouvent abandonnées.