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L’escadre, en ce moment, courait dans l’ouest, recevant sur son flanc droit le vent du nord. Or, en suivant cette direction, on s’engage dans le golfe de Lyon, et l’expérience a démontré que les coups de vent y sont toujours plus violens que sur la côte de Provence. En virant de bord, on aurait regagné l’abri de cette côte, et à l’avantage de trouver moins de vent se serait joint celui de n’avoir pas de mer, la brise venant de terre ; on aurait pu en outre se réfugier dans un des nombreux ancrages que la nature a répandus avec profusion sur notre littoral, de Marseille à Antibes. L’amiral essaya donc de changer de route ; mais déjà la tempête était assez forte pour éteindre toutes les lanternes avec lesquelles on voulait faire des signaux. Plusieurs vaisseaux avaient pris les devans, et on les avait perdus de vue dans l’obscurité de la nuit. D’après les règles de la tactique navale, ils ne pouvaient, sans ordre, faire une autre route ; si donc l’amiral virait de bord, en se dérobant au mauvais temps, il y laissait l’escadre exposée, sorte d’abandon dont il ne voulut pas admettre un instant la possibilité. On continua la bordée de l’ouest. Seul, le vaisseau le Généreux, ne voyant plus le vaisseau-amiral, regagna la côte de Provence, où il tint la cape avec une mer comparativement belle et fit peu d’avaries.

Le lendemain au point du jour, l’amiral Hugon eut le chagrin de ne pouvoir découvrir à l’horizon aucun de ses navires. À trois heures de l’après-midi seulement, on aperçut le vaisseau le Triton, qui signala qu’il faisait trente-six pouces d’eau à l’heure. C’était en effet un très vieux navire, et la violence des coups de mer le démolissait à vue d’œil. Néanmoins son héroïque capitaine, M. Bruat, n’avait pas voulu, sans ordre, abandonner son chef. On lui donna liberté de manœuvre, et il fit route pour les Baléares, où il arriva après avoir couru plusieurs fois le danger de sombrer. Il fallut entourer le navire d’un câble fortement raidi pour arrêter la dislocation de ses membrures, à peu près comme on entoure de cordes un vieux panier près de s’entr’ouvrir. Les avaries de la mâture furent graves, la grande vergue fut rompue, les voiles emportées, les embarcations démolies.

Dans la nuit du 24 au 25, le temps devint très noir, la mer était monstrueuse, et, vers trois heures du matin, la bourrasque éclata dans toute sa violence. La situation du vaisseau-amiral devenait critique ; aussi le capitaine de pavillon, M. Hamelin, envoya-t-il à tous les officiers l’ordre de se rendre à leur poste. Telle était la force du vent que les voiles, quoique serrées sur les vergues, étaient réduites en charpie ; les bastingages de l’avant avaient été enfoncés par la mer, les canots suspendus sous le vent étaient enlevés, ceux de l’autre bord se tordaient sous le souffle de la tempête et s’en allaient ensuite en éclats. Plusieurs fois, sous les coups d’un énorme roulis, la grande vergue alla jusqu’à toucher l’eau. Le jeu de la charpente était effroyable ; treize des grandes