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Constantinople et jusque dans la Mer-Noire, malgré le courant et la persistance des vents du nord, alors que nous aurions été impuissans à franchir les Dardanelles. Les navires à vapeur n’eurent pas à rendre ce service ; mais ils en rendirent un autre non moins important l’année suivante. On sait qu’ils furent les agens les plus redoutables des opérations des alliés en Syrie. Nous n’avions en regard de cette force, dont le poids était déjà si considérable, que deux bâtimens à vapeur ; encore étaient-ils en assez mauvais état et trop faibles pour faire surmonter à nos vaisseaux le courant des Dardanelles. C’était là une cause d’infériorité que nous déplorions, sans peut-être l’apprécier comme nous l’aurions fait plus tard.

Vers la fin d’octobre, il devint évident que les Russes ne nous donneraient rien à faire. Dès-lors M. l’amiral Stopford, que rien ne retenait plus, se hâta de partir avec son escadre et nous laissa seuls à Besica. La saison s’avançait, les jours devenaient très courts ; les brises régulières que nous avions eues pendant tout l’été faisaient place à de fréquens orages ou à des journées calmes, mais pluvieuses. Si le ciel était sombre, l’horizon politique ne l’était pas moins. La séparation des deux escadres indiquait que les deux gouvernemens de France et d’Angleterre avaient cessé de s’entendre. Nous commencions à pressentir que ce ne serait pas la politique française qui prévaudrait dans le Levant. L’amiral partageait nos soupçons : peut-être en savait-il plus que nous ; aussi se tenait-il sur ses gardes. L’amiral Stopford avait laissé derrière lui une frégate qui ne pouvait avoir d’autre mission que celle de nous observer. M. Lalande s’en expliqua avec le capitaine, et à notre grande joie l’engagea à se retirer. Celui-ci ne se le fit pas répéter, et mit aussitôt à la voile. Nous restâmes quelques jours encore à Besica ; puis l’escadre, chassée par le mauvais temps de ce mouillage ouvert, se rendit à Smyrne. Elle y passa les premiers mois de l’année 1840, constamment entretenue et exercée par son digne chef.

Je ne fais pas ici d’histoire politique. Les événemens de 1840 sont présens au souvenir de tout le monde, et il n’entre pas plus dans ma pensée que dans mon sujet de m’y arrêter. Il y eut un moment où notre flotte crut toucher à l’accomplissement de tous ses vœux ; elle crut que la guerre allait éclater avec l’Angleterre. Sa confiance était extrême ; elle attendait avec impatience le jour d’une réhabilitation glorieuse pour la marine française. Ce jour ne vint point. L’escadre fut rappelée et son chef remplacé. On pleura amèrement sur les vaisseaux cette belle occasion perdue ; mais on ne se laissa pas aller au découragement. Le bon esprit qui animait l’escadre survécut à cette épreuve, pour rester désormais inaltérable.