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établir leur croisière sous le cap Baba, dans le bassin formé par les plages troyennes et les îles de Ténodos, Lemnos et Mételin. L’amiral avait choisi ce point de croisière afin d’être plus à portée de recevoir les instructions de notre ambassadeur à Constantinople. Quelques heures nous suffisaient pour gagner de là les Dardanelles. Enfin nous étions sur le passage de tous les paquebots, et chacun d’eux nous apportait, sur la crise qui allait éclater dans l’empire turc, des nouvelles de plus en plus alarmantes adressées à l’amiral par nos consuls et les capitaines de nos avisos répandus sur la côte de Syrie, à Alexandrie et à Constantinople.

Le rôle d’un amiral est quelquefois fort difficile. Un ambassadeur, surpris sans instructions par des événemens graves, se borne à faire quelques réserves et à en référer à son gouvernement pour les décisions à prendre ; ou bien, s’il est informé des intentions générales du cabinet qu’il représente, il prend l’initiative et agit suivant ce qu’il croit conforme à la politique de son pays. Cette action est toute diplomatique ; ce sont des paroles dont rarement la portée va jusqu’à engager un gouvernement d’une manière irrévocable : on a la ressource de désavouer et de changer l’ambassadeur. Il en est autrement d’un amiral qui, sur les lieux et la force à la main, ne peut guère laisser faire, faute d’instructions, ce qu’il sait être contraire à l’intérêt du pays, et qui d’un autre côté, en prenant sur lui d’agir, peut aller si loin, qu’il n’y ait plus de retour. Cette situation si difficile était celle de notre brave amiral. Il était sans instructions et fort inquiet, car la lutte entre la porte et l’Egypte était imminente, et, dès cette époque, il y avait lieu de prévoir que les grandes puissances de l’Europe pourraient être forcées d’y prendre part. Pour surcroît de souci, notre chef avait juste assez de force pour être exposé au blâme, s’il y avait à en user et qu’il n’en usât point, et pas assez pour se tenir assuré de frapper un coup décisif, si le moment d’agir arrivait. Son embarras était extrême ; mais sa résolution fut prompte, et il comprit que la seule chose à faire était de multiplier, par des efforts extraordinaires, le peu de forces dont il disposait, de rendre sa petite escadre si puissante par son organisation et son bon esprit, que l’honneur du pavillon ne fût jamais en péril, quelles que fussent les circonstances. « Devenons, se dit-il, aussi hardis matelots, aussi habiles canonniers que le sont les meilleurs, et en face de l’ennemi, quel qu’il soit, nous paierons d’audace. Le succès justifiera peut-être nos efforts, et, s’il faut succomber sous le nombre, nous succomberons au moins avec gloire. » Telle fut la pensée première qui présida à la formation de l’escadre ; cette pensée s’y est perpétuée, et de là ce caractère d’une audace froide, calme et toujours simple, dont se sont pénétrés tous ceux qui sont venus successivement s’instruire à cette école, caractère saillant aux yeux de