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elle introduisait l’ennemi dans le cœur du pays, mais, gagnée, elle imprimait à l’Espagne et à l’Europe entière une terreur nécessaire au début d’un règne nouveau, elle affermissait la régence d’Anne d’Autriche, elle mettait la royauté au-dessus de toutes les factions, sans compter qu’elle élevait très haut la fortune de la maison de Condé. Le duc d’Enghien soumit l’affaire au conseil des généraux, mais pour la forme, déclarant qu’il prenait sur lui l’événement, et le lendemain 19 mai, pendant que l’on portait à Saint-Denis le corps de Louis XIII, il livra la bataille de Rocroy. Elle dura une journée entière. Quelque temps compromise par le vieux maréchal qu’on lui avait donné pour le conduire, elle fut gagnée par Condé lui-même, qui n’avait pas encore vingt-deux ans, grâce à une manœuvre qui révéla d’abord le grand capitaine et inaugura une nouvelle école guerrière. Condé s’était chargé, avec Gassion, du commandement de l’aile droite. Il avait confié sa gauche à La Ferté-Seneterre ainsi qu’au maréchal de l’Hôpital, qui représentait la vieille école. Il avait mis Espenan au centre avec l’infanterie, et placé la réserve entre les mains de Sirot, officier de fortune comme Gassion[1]. Dirigée par Condé en personne, l’aile droite française renversa tout ce qui était devant elle et poussa vigoureusement l’ennemi. Pendant ce temps, l’aile gauche de La Ferté-Seneterre et du maréchal de l’Hôpital était fort mal traitée, ses deux commandans mis hors de combat, et, en s’ébranlant, elle menaçait d’entraîner dans sa déroute le centre, où Espenan tenait toujours ferme, mais demandait à grands cris du renfort. Un autre, avant Condé, n’eût pas manqué de revenir sur ses pas, de retraverser, dans une attitude équivoque, l’espace glorieusement parcouru, et de se porter ainsi au secours de sa gauche et de son centre, en ménageant sa réserve pour achever la victoire ou pour couvrir et réparer la défaite. Condé prit un tout autre parti. Au lieu de reculer, il avance encore; puis, arrivé à la hauteur des lignes ennemies où était placée l’infanterie italienne, vallonné et allemande, il tourne à gauche, se jette sur cette infanterie, lui passe sur le ventre, et vient fondre sur les derrières de l’aile victorieuse, après avoir fait dire à Sirot de marcher avec toute sa réserve au secours de d’Espenan et de l’Hôpital et de rétablir à tout prix le combat, ce que fit admirablement Sirot. Ainsi prise entre deux feux, l’armée ennemie céda à gauche comme à droite, et la journée fut gagnée. Mais ce n’était pas assez d’avoir délivré la France du danger présent, il fallait, en ce même jour, délivrer en quelque sorte l’avenir, en détruisant ce qui faisait la force et le prestige des armées espagnoles, la vieille infanterie vraiment espagnole, qui formait la réserve en sa qualité de

  1. Je m’appuie sur la relation, donnée par Lenet, qui est à peu près celle qui fut envoyée dans le temps par les ordres du duc d’Enghien à son père, le prince de Condé. — Lenet, édit. Michaud, p. 479, etc.