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maniérés ceux qui avouaient leur admiration pour ces personnages allégoriques si puissamment conçus et traités dans un style si élevé. Il répétait volontiers que Michel-Ange avait corrompu le goût et qu’il fallait se défier de ses ouvrages. Cette opinion, qui nous étonne dans la bouche d’un artiste éminent, n’est d’ailleurs pas nouvelle : elle s’est déjà produite en France plus d’une fois. La plupart des statuaires qui mènent de front l’enseignement et la pratique de leur art croient faire preuve d’un goût pur en affectant pour Michel-Ange un dédain superbe. Ils s’imaginent que l’amour de la Grèce ne peut se concilier avec l’amour de la renaissance. Ils espèrent donner plus d’autorité à leurs leçons en proscrivant l’étude du maître florentin. Or tous ceux qui ont pris la peine d’examiner cette question savent à quoi s’en tenir sur cette prétendue incompatibilité de la Grèce et de la renaissance. Pour ma part, je crois fermement que le culte le plus sincère pour le génie de Phidias se concilie très bien avec l’étude de Michel-Ange. Il est facile de relever des fautes de goût dans les œuvres du statuaire florentin : il ne faut pas une grande sagacité pour apercevoir tout ce qu’il y a de singulier dans le costume de son Moïse; mais ces fautes de goût disparaissent devant la grandeur de la conception. Pradier, en refusant son admiration au législateur hébreu exécuté pour le tombeau de Jules II et placé aujourd’hui dans l’église de Saint-Pierre-aux-Liens, loin de prouver l’excellence de son goût, prouvait tout simplement l’étroitesse de sa pensée. J’ajoute qu’il me paraît difficile de sentir toute la valeur de l’art grec quand on nie d’une manière absolue la valeur de l’art florentin : le prisonnier que nous avons au Louvre peut être étudié sans danger, et ceux qui ne l’aiment pas n’ont aucune raison d’aimer les Parques d’Athènes.

Heureusement Pradier avait la passion du travail, et ceux qui le voyaient à l’œuvre oubliaient volontiers les erreurs de son esprit. Il taillait le marbre avec une habileté rare et n’imitait pas ses confrères, qui abandonnent au praticien les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de la besogne. C’était plaisir de le voir, le ciseau à la main, faisant voler le carrare en éclats. Il ne croyait pas sa tâche achevée quand le mouleur avait reproduit son modèle : il prenait le maillet des mains du praticien, quand son travail était arrivé aux trois quarts, et se réservait ainsi la faculté de corriger dans le marbre les fautes qu’il apercevait dans le plâtre; la plupart des statuaires de notre temps se privent de cette ressource précieuse. Dès que leur modèle est livré au praticien, ils regardent leur travail comme terminé. Quand ils touchent au marbre, ce n’est pas avec le ciseau et le maillet, mais avec la prêle. Au lieu de tailler le marbre d’une main hardie, ils se contentent d’enlever quelques onces de poussière et polissent la figure que le praticien vient d’achever. Pradier n’était pas seulement un