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qui, malgré leur origine, ont été depuis long-temps élevés dans l’autorité et qui ont reçu d’une manière ou d’une autre par le saint empire comme l’Autriche, par Byzance et Pierre-le-Grand comme la Russie, par Frédéric et Voltaire comme la Prusse, les traditions de l’empire romain et des peuples latins. Le système contraire est représenté par l’Angleterre et l’Amérique. Là domine l’aristocratie, c’est-à-dire l’individualité humaine dans toute sa liberté, sans entraves, mais sans protection, se protégeant elle-même, se gouvernant elle-même, sans autre guide que la conscience, sans autre maître que Dieu, ennemie des symboles et des intermédiaires en matière de religion et de gouvernement, ennemie de tout ce qui n’est pas essentiellement individuel, libre et consenti, et par-dessus tout ennemie des forces anonymes, des grandes armées et des grandes machines administratives à la manière romaine, ces deux admirables instrumens de compression et de gouvernement. Dans les autres nations, la démocratie consiste à empêcher cette domination de l’individu, à arrêter ce développement naturel et à établir un niveau tyrannique. Elle a pour but de contrarier autant que possible la liberté dans son essence quand ce n’est pas dans ses effets, et dans ses effets quand ce n’est pas dans son essence. En Angleterre et en Amérique, au contraire, la liberté est estimée comme le seul bien auquel doivent être sacrifiés tous les autres, comme le principe de la société, et plus encore, comme le principe même de la vie, comme la preuve même que l’homme a une ame et une destinée, comme l’instrument non-seulement du bonheur temporel, mais du salut éternel ; comme la faculté qui fait de l’homme un être capable de produire des actes toujours nouveaux et toujours féconds, au lieu d’être asservi à des fonctions toujours les mêmes, toujours mécaniques et stériles. Enlevez la liberté à un Anglo-Saxon, et il ne saura plus bien s’il est un homme ou une bête.

La démocratie entendue ainsi est donc en opposition complète, en guerre ouverte avec la démocratie de notre continent ; elle se rattache à une tout autre tradition, à la pure tradition barbare, germanique et féodale. Les deux traditions sont bien nettement tranchées, et on peut suivre dans l’histoire leur double développement parallèle ; une seule chose les couronne l’une et l’autre et leur est commune, c’est le christianisme, et encore leur manière de l’interpréter est aussi différente que leur manière de comprendre la société et le gouvernement. D’une part, catholicisme, gouvernement romain, monarchie, dictature, égalité ; de l’autre, féodalité, protestantisme, république, liberté : telles sont les diverses manifestations de ces deux civilisations opposées. Il ne se peut rien trouver de plus contraire et de plus antipathique. Long-temps ces deux civilisations ont marché parallèlement ; aujourd’hui voilà qu’elles se rencontrent avec le même mot sur les lèvres, et, prétendent-elles, avec la même tendance. L’une et l’autre