Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 15.djvu/322

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

briser ses fers par les mains de cet ange sauveur qu’il adorait. Bientôt son imagination, insouciante des périls et disposée toujours à se tourner vers des perspectives riantes, eut franchi les limites de la forêt Hercynienne, et le transporta de l’autre côté du Rhin. Il se voyait déjà rendu à la société des hommes ; son séjour chez les Barbares lui apparaissait dans le passé comme un épisode de sa vie errante, comme un voyage aventureux d’où il avait rapporté un trésor sans prix, et, s’élançant dans l’avenir, il choisissait l’asile de son bonheur. Ce n’était pas à Trêves, ravagée par les Francs, où il n’eût trouvé que les vestiges de l’habitation de son père, où le souvenir de l’ancienne condition d’Hilda eût été pénible pour tous deux. En outre, durant son long séjour en Grèce et en Asie, il avait pris l’habitude de vivre sous un soleil plus brillant que celui de la Gaule. Nulle ville dans ses voyages ne l’avait séduit et attaché autant que la ville de Rome, déjà abandonnée pour Constantinople et peu habitée, mais brillante encore à ce moment, avant qu’Alaric et Genséric y eussent passé, radieuse de l’éclat de ses temples aux toits dorés, embellie par ses jardins magnifiques et le retentissement de ses mille fontaines. Il disait à Hilda : « Nous habiterons une maison modeste sur la cime déserte de l’Aventin ; nous nous promènerons au bord du Tibre ; je te raconterai l’histoire merveilleuse de Rome avant que cette histoire finisse et que Rome succombe ; je te montrerai les lieux où s’est vingt fois décidé le sort du monde, et où il ne se décidera plus. J’aime Rome parce qu’elle est délaissée ; elle me plaît à cause de sa grandeur et de sa tristesse, et puis nous oublierons avec délices tout souvenir de la puissance romaine pour nous entretenir de la Germanie et de la Gaule. Nous nous rappellerons ensemble cette vallée où nous sommes ; nous parlerons de la forêt Hercynienne au pied du Capitole. »

Alors Hilda, pour qui Rome était le lieu de la captivité de saint Paul et du martyre de saint Pierre, interrompant cette peinture de la cité païenne, lui demandait des détails sur les basiliques des apôtres, sur les reliques des martyrs, sur les sépultures des catacombes, dont elle savait confusément l’existence par les récits de quelques esclaves venues d’Italie. Elle se faisait une grande joie de vivre sur une terre aussi sanctifiée. Elle se voyait unie à Lucius par l’évêque de Rome, dont Priscilla lui avait parlé comme du grand évoque : le salut de Lucius et le sien lui en semblaient plus assurés. Plus heureuse que lui, parce qu’elle était plus fermement croyante, elle savourait en idée la félicité d’un amour éternel.

Enfin il fallut s’arracher à cet enivrement céleste. Avant de se séparer pour la dernière fois, Lucius et Hilda convinrent de se retrouver le lendemain avant l’aurore à l’entrée du chemin qui conduisait dans la Vallée-Noire. Hilda, suivant la coutume germaine, tendit la