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cercle qui traverserait ce lac, passerait par le village de Taal et le chef-lieu de la province de Batangas, situés tous deux sur le détroit de Mindoro, et qui nous ramènerait par San-José, Lipa et Tanauan, sur les bords de la Laguna. Au point du jour, la voiture du padre José Garcia nous conduisit à Tanauan. Le gobernadorcillo dormait encore. Nous frappâmes rudement à sa porte ; éveillée en sursaut, croyant peut-être que les ladrones[1] avaient surpris le village, son excellence se hâta de mettre le nez à la fenêtre. Quand il eut reconnu les voyageurs qui lui avaient été annoncés dès la veille, il sentit sa faute et se donna tant de mouvement, qu’avant le lever du soleil nous galopions sur la route qui devait nous conduire au lac de Bonbon.

Quels délicieux sentiers nous traversâmes dans cette matinée ! que la nature nous semblait belle aux premiers rayons de l’aube, aux premières fraîcheurs du jour! Nous descendions rapidement vers le lac, perdus dans des chemins creux que le manguier couvrait de ses longs rameaux. Au bord du lac, nous trouvâmes un vieux casco à double balancier échoué sur la plage, nous parvînmes à recruter un équipage parmi les pêcheurs du hameau de Balelig, et, favorisés par une brise de nord-est qui soufflait comme elle souffle d’ordinaire aux beaux jours de la mousson, nous atteignîmes le village de Taal vers deux heures de l’après-midi. Ce village est peut-être le plus populeux de l’île de Luçon, et le religieux augustin auquel est confiée l’adminitration de cette riche paroisse est un des curés les plus considérés des Philippines. Le jour même de notre arrivée à Taal, le gobernadorcillo, le teniente et les alguaciles s’étaient rendus dès le matin à la cabecera de Batangas pour y recevoir l’investiture des mains de l’alcade. Vers quatre heures du soir, ils rentrèrent dans Taal et se dirigèrent vers le couvent du padre Celestino. Le gobernadorcillo, portant le costume d’un employé des pompes funèbres, chapeau en ogive et habit à la française, s’avançait suivi de son état-major et d’un flot bruyant de populaire. En tête du cortège marchaient les violons. S’il est des gens modestes que trop d’honneurs embarrasse, ce n’est point parmi les Tagals qu’on les trouve. Je n’ai vu de ma vie contenance plus superbe, figure plus bouffie du sot bonheur de la vanité que celle de ce capitan indien. Il portait sa tête comme Saint-Just, et faisait la roue dans ses ridicules atours. Il traversa ainsi, toujours accompagné d’une foule nombreuse, la cour du presbytère, et gravit d’un pas solennel les marches de l’escalier. Arrivé dans la galerie du couvent, il trouva le padre Celestino qui l’attendait à la porte de sa chambre. Sa crête de capitan s’abaissa soudain ; il s’approcha d’un air humble et s’inclina

  1. Bandits, ou plutôt Indiens marrons, qui viennent quelquefois piller les villages mal gardés. Sortis des forêts de la province de Cavité, ils avaient l’année précédente attaqué le village de Santo-Tomas.