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comprendre la configuration. Le pourtour de ce lac est assez régulier du côté du sud ; mais vers le nord il présente trois enfoncemens, je dirais presque trois bassins distincts, formés par deux promontoires volcaniques, barrières de lave qui ont partagé la vaste bouche de l’ancien cratère. La pointe du Diable et l’île Talim, qui n’en est que le prolongement, sont une de ces barrières ; le massif montagneux de la Jala-Jala[1] forme l’autre. C’est vers la plage de la Jala-Jala que nous nous dirigeâmes, dès que nous eûmes franchi le détroit de Quinabutasan. Il y a quelques années, cette presqu’île montueuse était abandonnée aux sangliers, aux caïmans et aux singes. Un négociant français, M. de la Gironière, entreprit d’y porter la culture. Après de longues années de persévérance et des prodiges d’industrie, M. de la Gironière reçut, des mains de l’intendant de Manille, la prime de 8,000 piastres promise par le gouvernement espagnol au propriétaire qui pourrait, le premier, réunir quatre-vingt mille pieds de café en plein rapport. M. de la Gironière avait ouvert une voie féconde ; malheureusement il trouva peu d’imitateurs[2].

Depuis plusieurs années, M. de la Gironière était en France. Un de ses parens, M. Vidie, avait hérité du beau domaine et des traditions hospitalières de la Jala-Jala. Debout avant le lever du soleil et prêt à faire sa ronde comme l’homme aux cent yeux de La Fontaine, M. Vidie allait se diriger vers ses champs de cannes à sucre, quand nos pirogues s’échouèrent sur la plage, à quelques pas de son habitation. Ce n’était point seulement un asile que nous venions demander au successeur de M. de la Gironière, c’était une des créations les plus remarquables de la colonie que nous venions admirer. On est loin de se figurer de quel prix il faut payer aux Philippines le succès de pareilles entreprises. Coiffé du salacot tagal, M. Vidie bravait les ardeurs du soleil avec l’indifférence d’un Indien ; il dormait, comme Booz, au milieu de ses moissonneurs, et ne quittait pas deux fois l’an sa propriété. On n’eût reconnu chez lui l’Européen qu’à la culture de l’esprit et à l’urbanité des manières, et cependant combien de déceptions cet homme courageux, qui n’avait point accepté sa tâche à demi,

  1. Il ne faut point oublier que tous les noms de lieux sont écrits avec l’orthographe espagnole : la Jala-Jala doit se prononcer la Hala-Hala, mais avec un accent guttural que notre alphabet ne peut indiquer.
  2. La place de Manille peut livrer à peine 8 ou 900,000 kilogrammes de café au commerce étranger. Aussi avons-nous vu plusieurs fois la pénurie du marché tromper l’espoir des spéculateurs qu’avait séduits le droit différentiel établi par nos tarifs de douane en faveur des cafés transportés sous pavillon français des pays situés au-delà du détroit de la Sonde. On appréciera le développement qu’eût pu prendre ce commerce, si l’on songe qu’il s’importe annuellement en France 15 ou 16 millions de kilogrammes de café, 50 millions aux États-Unis, 25 millions en Angleterre, et que la qualité supérieure du café des Philippines le ferait rechercher de préférence à celui du Brésil ou de Java.