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hancas du Passig, creusées dans un seul tronc d’arbre et recouvertes de leur toit de bambou ! Voyez s’élancer les bateaux de passage qui cinglent vers Cavite, emportés par leurs immenses voiles latines et maintenus en équilibre par leur double balancier !

On ne saurait imaginer un coup d’œil plus curieux que celui de l’embouchure du Passig animée par ces barques qui se croisent, s’évitent ou se dépassent. Les deux rives de ce fleuve sont unies par un pont de pierre qui relie le faubourg de Binondo à la ville militaire. Entre les arches apparaissent quelques touffes égarées de verdure ou de blanches maisons qui se dessinent vaguement dans le lointain. En avant de ce pont sont mouillés les nombreux navires auxquels leur tirant d’eau a permis l’accès du fleuve. Si la barre du Passig pouvait s’abaisser de quelques pieds, la capitale des Philippines posséderait un des plus beaux ports de la Malaisie. Malheureusement des goélettes ou des bricks d’un faible tonnage, quelques trois-mâts déchargés de leur lest et prêts à s’abattre en carène, tels sont les seuls bâtimens qui puissent arriver sous les quais de Binondo. Vous serez surpris cependant de rencontrer tant de navires rassemblés dans cet étroit canal ; une forêt de mâts et de vergues, un confus réseau de cordages dérobent presque complètement à la vue les maisons peu élevées qui s’étendent sur la rive droite du Passig. Les carènes, pressées l’une contre l’autre, occupent un espace de plus d’un demi-mille. À chaque instant, vous voyez le palan plonger dans les profondeurs de leurs cales et en élever quelque lourd ballot de café ou de sucre qui redescend bientôt dans les cascos rangés le long du bord.

Depuis une demi-heure, vous avez laissé derrière vous le phare qui veille à l’extrémité des jetées, et vous n’avez pas encore atteint le débarcadère. Ne vous étonnez point de la rapidité du courant qui retarde votre marche. Le Passig reçoit, pour les porter à la mer, les eaux du lac de Bay, immense réservoir qui a près de cent milles de tour et dont l’étendue est à peine inférieure à celle de la baie de Manille. Mais vous touchez enfin au terme de vos efforts : vous voici arrivés au Muelle del rey. Je présume qu’une voiture vous attend sur le quai : vous n’avez pu songer à compromettre votre dignité européenne dans la poudre de l’Escolla ou de la calle del Rosario. Il n’y a que les Indiens qui osent ici se montrer à pied dans les rues. Les métis eux-mêmes ont leur birlocho. On compte à Manille plus de deux mille voitures pour une population de cent quatre-vingt mille âmes. C’est de Java que sont venues la plupart des calèches découvertes dont vous admirez la légèreté et l’élégance ; c’est dans l’ile même de Luçon qu’ont été nourris ces poneys pleins de feu que guide un postillon tagal grotesquement étouffé sous sa livrée. Vous trouveriez sans peine, au prix de 400 francs, un charmant attelage que vous pourriez nourrir pour 50 ou 60 francs par