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l’esprit ni le talent ne préservent toujours des rigueurs du sort et de la dureté des hommes ; cependant, même pour ne pas mourir de faim, il est bon d’avoir de l’esprit et du talent, et aucune supériorité n’est un malheur. Chatterton avait droit, je le veux, à toute sorte de sympathies, et méritait de devenir un personnage intéressant et romanesque ; mais Walpole ne pouvait s’en douter. La société non plus ne saurait découvrir le génie tant qu’il n’a rien dit. Faites-lui sommation par des chefs-d’œuvre, et puis vous vous plaindrez ensuite si elle ne répond pas.

Voltaire, Rousseau, Chatterton, auraient peut-être exercé sur l’aristocratique écrivain de bien autres vengeances, s’ils avaient su qu’il s’était rendu coupable de la plus hasardeuse des œuvres, d’une œuvre qui, soit par le genre, soit par le sujet, les aurait tous diversement excités et mis en disposition malveillante : Walpole avait fait une tragédie, une tragédie en cinq actes et en vers. Sit mihi fas audita loqui, telle en est l’épigraphe, et ce qu’il avait entendu, c’est que l’archevêque Tillotson avait reçu d’une grande dame, au lit de mort, ce tragique aveu : une passion monstrueuse, plus monstrueuse que celle de Phèdre, l’avait livrée à son propre fils, qui, ignorant son crime, était plus tard devenu innocemment amoureux de sa sœur naturelle, et l’avait épousée. Voilà le sujet qui se trouve, je crois, aussi dans les contes de la Reine de Navarre. Ces noires combinaisons de la passion et de la fatalité semblent, au premier abord, parfaitement dramatiques ; mais, à moins qu’elles ne soient consacrées, comme dans l’antiquité, par quelque tradition poétique et populaire, elles ont rarement les conditions que l’art véritable doit exiger des sujets auxquels il se consacre. Supposez qu’on inventât de nos jours l’aventure d’Œdipe et qu’on la mît au théâtre, elle ne serait pas supportable, et l’on peut remarquer que Shakspeare, qui a poussé si loin le pathétique et le terrible, n’a guère recours à ces horreurs compliquées qui attirent les imaginations faibles ou blasées. C’est le crime simple qu’il sait peindre ; ce sont les excès pour ainsi dire naturels des passions ordinaires, la haine, la jalousie, l’ambition, la vengeance. Ses grands coupables ne sont pas des curiosités ; et, si l’on ose parler ainsi, ce qu’ils ont fait pouvait arriver à tout le monde. En général, les chefs-d’œuvre de l’art se fondent sur une idée commune.

« C’est la mode, dit lord Byron, de déprécier Horace Walpole, d’abord parce qu’il était un nobleman (un grand seigneur), et secondement parce qu’il était un gentleman (un homme du monde) ; mais, pour ne rien dire de ses incomparables lettres, ni du Château d’Otrante, il est le dernier des Romains, l’auteur de la Mère mystérieuse, tragédie du premier ordre, qui n’est pas une langoureuse pièce d’amour. »

Il nous est impossible de souscrire à cet éloge, et peut-être les deux