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Rhin, et par-delà le Rhin allaient rejoindre les profondeurs inexplorées de ces bois de la Germanie où erraient les Barbares.

Tout était en mouvement et en rumeur dans l’habitation. Le peuple d’esclaves qui la remplissait avait été rassemblé pour présenter au jeune maître le spectacle de cette portion de son patrimoine, comme il allait faire la revue des troupeaux de bœufs, de brebis, de chevaux, de porcs, qu’il devait posséder un jour. Il y avait là trois mille êtres humains auxquels on refusait le nom d’hommes, attendant, quelques-uns avec des espérances corrompues, le plus grand nombre avec la stupide indifférence de la servitude, l’arrivée d’un nouveau propriétaire. Si sa venue les réjouissait, c’était seulement parce qu’elle interrompait pour quelques heures le labeur forcé, les paroles menaçantes et les coups répétés du fouet sanglant.

À l’écart de la foule se tenaient les esclaves voués à des emplois relevés ou attachés immédiatement à la personne du maître. On voyait à leur air bassement hautain qu’ils dédaignaient leurs compagnons destinés à des fonctions inférieures, quand ils eussent dû rougir encore plus de leur condition, qui dépravait et humiliait, pour ainsi dire, en leur personne, les plus nobles facultés de l’ame humaine. Parmi ceux-ci se trouvaient des lecteurs, des écrivains, des bibliothécaires et même un grammairien et un pédagogue.

Les tailleurs, les forgerons, les charpentiers, se réunissaient par groupes, chacun avec ceux de sa profession. L’importance que leur donnait l’industrie relevait un peu ceux-là de l’abaissement de la servitude. Un bon ouvrier était de fait affranchi à demi. La plupart des musiciens, des chasseurs, des pêcheurs, des cuisiniers, avaient été emmenés à la rencontre de Lucius. Ceux de leurs pareils qui étaient restés laissaient voir sur leurs fronts envieux le dépit que cette préférence leur avait causé, car les vanités jalouses tourmentent les âmes les plus avilies et les conditions les plus abjectes.

Les colons se faisaient remarquer par une expression de visage un peu plus sereine ; eux appartenaient à la glèbe, tyrannie moins dure et moins capricieuse que celle de l’homme. Le reste n’était qu’un amas de misérables offrant sous mille formes bizarrement variées l’aspect d’un même opprobre et d’un même malheur. Là se trouvaient pêle-mêle toutes les associations et tous les contrastes. Un pâtre sarmate gisait à terre auprès d’un coureur numide ; des bouviers gaulois étaient assis avec des danseurs phrygiens ; des nains contrefaits se glissaient parmi des Germains aux corps gigantesques. Ici, des visages hébétés, des regards ternes, l’air de la brutalité qui plie sans comprendre sous la force ; là des yeux se dirigeant de côté, avec l’expression d’une malveillance qui se cache, d’une haine que contient la peur ; plus loin, des physionomies rusées et impudentes, des physionomies de daves et