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prendre sa part de l’insurrection générale. Les courses de cette colonne durèrent du 1er décembre 1845 au 26 mai 1846, époque de la pacification générale. Ce fut alors seulement que mon escadron, parti de Mostaganem dans la province d’Oran pour opérer dans les montagnes kabyles, bien au-delà d’Alger, put revenir dans son ancienne garnison.

Des six officiers et des cent vingt chasseurs à cheval qui avaient passé l’inspection du départ, deux officiers et soixante-sept hommes serraient seuls la main de leurs camarades du 1er escadron, détachés dans la subdivision pendant toute la révolte, quand nous traversâmes Orléansville pour rentrer à Mostaganem. Je me rappelle encore cette soirée de la rencontre où nous recevions l’hospitalité du capitaine Fleury. Un bol de punch flamboyait sur une grande table chargée de verres et de cigares. Chacun avait pris place comme il avait pu, et sur le beau canapé en cotonnade rouge, et sur les chaises de paille, et sur les coussins, voire sur l’étroit matelas caché sous un haïk arabe. Pour charmer les loisirs et réveiller les échos de France, nous avions un brigadier, ancien élève du Conservatoire, qui chantait d’une fort belle voix de ténor la Juive, Robert-le-Diable, les Huguenots, le Domino noir. Biais, le capitaine en second, à moitié guéri d’une blessure à la cuisse, entonnait les chansons inventées par les routiers de l’univers depuis plus de mille ans, et l’on buvait, et l’on causait. Chacun racontait ses fatigues de la campagne; on parlait tous à la fois, éprouvant par avance ce plaisir des grognards rappelant les vieux souvenirs de leurs jeunes années.

C’est ainsi que j’appris les marches de la colonne de Tenez. Pendant que nous courions le sud de l’Afrique, ce petit corps de troupes maintenait le Dahra, toujours si dur à l’obéissance. Peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt de raconter les fatigues d’une colonne perdue et oubliée dans le grand mouvement de 1845. Par quels efforts, par quelles peines alors chacun a-t-il noué les mailles du filet que nous avons dû jeter sur l’Afrique entière avant de la dominer? Quelques épisodes des six mois de courses de la colonne de Tenez durant l’hiver de 1845 à 1846 aideront à le faire comprendre.


II.

« Si ta dent est petite, dit le proverbe arabe, qu’elle ait le venin de la vipère. Vienne la mort du venin ou de la force, la mort reste la mort; il n’y en a qu’une. » Ce dicton devint la devise du lieutenant-colonel Canrobert. Frapper vite et fort, se multiplier pour être partout, choisir toujours les positions militaires qui commandaient le pays, et ramener ainsi les tribus sous le joug, remplacer le nombre par une activité et une énergie constantes, telle fut la règle adoptée dans cette