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jeunesse et entrait dans l’âge mûr. Il avait quitté Paris et repris le chemin d’lrency avec l’espérance de boire le désiré piot et la bonne intention d’engager son pourpoint pour payer l’écot. C’est, en effet, le dernier amour du bohême, la bouteille ; il reconnaît alors que l’amour est une passion pénible, une passion qu’il faut travailler, qui boude aux rouges trognes, comme disait Olivier Basselin. Le vin est toujours là ; gracieux ami, il ne connaît ni caprices ni coquetteries ; lèvres pâles, maigres lèvres, tristes lèvres, tout lui est bon à embrasser, et jamais il ne s’informe si le grand diable ne logerait point en la bougette ; mais, hélas ! si le chemin d’Irency est court, les pourpoints sont rares pour le bohême, et les hôteliers sont malgracieux. Ce sont les entremetteurs du vin, et ils sont durs, ils n’ont point de pitié pour le dernier amour du pauvre trouvère. Aussi n’aura-t-il pas toujours sous la main l’oracle de la dive bouteille.

Ce sera alors que Faute-d’Argent et Plate-Bourse feront rage en sa demeure, car ils sont revenus, et revenus pour toujours. Ils sont assis à chacun des coins du foyer domestique, jouant avec l’esprit du pauvre homme, comme les diables des enluminures qui jouent à la paume, avec les ames des damnés. Ils lui font retourner tous les feuillets de leur martyrologe, depuis la première page en lettres d’or intitulée Festes, et où l’on voit danser, désespérées de joie, toutes les maîtresses de l’enfant prodigue, jusqu’à la dernière qui dit : Pillerie ou Suicide, avec la pendaison de Villon en miniature ; puis ils se lèvent pour aller briser une tuile au toit, un carreau à la fenêtre, et lui montrer par l’ouverture quelque créancier farouche. Dans cette lutte qui s’établit ainsi entre la misère et la gaieté du bohème, sa gaieté ne céda pas ; il soutenait l’assaut à l’aide de l’espérance : « Puisqu’après grant mal vient grant bien, disait-il, d’avoir soulcy n’est que bagage ; » et quand l’espérance s’en allait, il prenait à partie Plate-Bourse ; il philosophait avec lui, il criait à son ennemi triomphant :

Or je veuil dire et soustenir
Que d’engendrer mélancolie
Il n’en peut jamais bien venir.

Roger n’est pourtant pas un de ces fanatiques disciples d’Épictète qui se laissent couper la jambe sans mot dire. Il criait et criait fort, il criait à faire fuir toutes les misères de la ville, il criait à rassembler tous les protecteurs de la province bourguignonne ; mais il criait surtout parce que les plaintes sont l’évaporation naturelle du chagrin, qui, sans issue, devient le désespoir. Après tout, les pleurs sont la joie des cœurs douloureux ; c’est une joie suprême et une fine volupté. Roger n’a connu que cette sorte de souffrance qui pique le corps, excite l’esprit, arrivant rarement jusqu’à l’ame. Toutes les combinaisons matérielles qui peuvent produire la souffrance font le siège de sa maigre échine : c’est le froid surtout qui est sa grande persécution, et son foyer n’est pas enfumé de gros tisons ; il ne fait feu que de vieils échalas ; son corps est consumé ; il a peu mangé, encore moins humé ; hélas ! faim le tient en ses lacs. Quand il veut dîner, il n’a d’autre serviteur que Mal-Prêt, lequel l’a accoutumé de souhaiter les reliefs des prélats, et cet éternel Faute-d’Argent qui le fait piteusement gémir. Au milieu des plaintes de loger, il y