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la source des larmes et lui fixer au cœur la plaie d’où couleront ces quelques tristesses que nous rencontrerons au milieu de la gaieté du bohême.

Roger de Collerye rencontra son amour, un noble et digne amour, je pense. Quand il parle à celle qu’il aime, c’est toujours « sa très chère et plus que bien aimée, pleine de grace et bonne renommée. » J’ai trouvé dans un acrostiche le nom de « cette fleur d’amour redolente, » Gilleberte de Beaurepaire, et c’est en son nom que se livre le combat littéraire qui agite l’esprit du poète. La nouvelle manière de chanter la passion y attaque la vieille poésie amoureuse. C’est la lutte entre l’amour simple, facile, naturel, point dramatique ni déclamateur, et l’amour langoureux, ce qu’on pourrait appeler l’amour-musique et rhétorique. Ce dernier amour était alors mis en vers par les pindariseurs qui commençaient, comme dit Charles Fontaine, « à contreminer l’italien en français, » et il se trouvait parfaitement représenté par les douze cents rondeaux armés de flèches, quelques-uns d’arquebuses, que Maurice Scève adresse à Délie, « objet de la plus haulte vertu. » Le pauvre Collerye sentit d’instinct qu’il fallait parler à sa bien-aimée le langage à la mode ; il rougit de son style « gras et rustique » et gauchit légèrement vers l’école moderne. Il n’alla pas cependant jusqu’à l’exagération grotesque, il fit souvent un mélange des deux poétiques amoureuses, et le plus grand crime que j’aie à lui reprocher, c’est d’avoir voulu « se plonger dans le lac des pleurs. » Il a pris la plume, dit-il, « pour rédiger les gracieusetés plus doulces que satin » qui sont en sa maltresse ; mais il revient parfois à la vieille manière et définit sa Gilleberte de cette leste et gentille façon :

C’est la plus gente fatrillonne
Et la plus gaye esmériilonne
Qu’on vit one, et la nompareille ;
Son amour souvent me réveille
Et mon corps, mon cœur et esprit :
Alors que chacun dort, je veille,
Je vais, je viens, je m’esmerveille.
C’est de cette ville le prix,
C’est le guidon, c’est la bannière,
C’est l’estendart de tout honneur.

On peut mettre à côté de ce morceau une autre pièce qui s’inspire de la même doctrine littéraire et que Molinet a composée un jour qu’il oubliait Crestin, Lemaire, Cicéron et toute l’école savante pour se rappeler le Roman de la Rose :

Amour me fit son bachelier,

Pour amoureuse dame avoir
Gente de corps et de manière,
C’est un chef-d’œuvre de beaulté,
Ung triulnphe de noble arroy ;
Sa prudence et sa loyaulté
Valent l’avoir d’ung petit roy,
Ravy suis quant je l’apercoy.