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Au moins, cette curieuse impuissance doit jeter une lumière féconde sur la singulière et douloureuse position où se trouve la dernière école trouvère aux portes de la renaissance. Le malheur de Gringore vient, je l’ai dit, de son époque : cette lutte entre deux écoles dans chacune desquelles il trouvait une parcelle de vérité, cet état de trouble et ce doute de leur idée où les pauvres trouvères devaient tomber bien souvent, tout cela lui enleva la confiance en soi-même qui produit la concentration des forces, et lui ôta le tact de la vérité littéraire qui donne la fécondité au travail. Néanmoins tenons compte de cette position dans l’histoire, et nous trouverons que c’est un grand écrivain. Rarement jusqu’à lui, la langue était arrivée à cette ampleur saine et robuste en même temps qu’à cette vivacité persistante. Sa concision sort de la claire vue de sa pensée, sa verve résulte de l’énergie de son idée, toutes ses qualités sont de haute race intellectuelle, et bien des pages de sa prose ne seraient pas indignes de Balzac. C’est à lui que nous devons les chefs-d’œuvre du genre farce et sottie. Il y a dans les contredits de Songe-Creux, son œuvre principale, une richesse d’observation, une habileté d’exposition tantôt naïve, tantôt satirique une variété de ton, une perfection et une simplicité de formes qui le rendent à mes yeux un des plus originaux ouvrages de la littérature française. C’est là aussi que j’ai trouvé des pages empreintes d’un réalisme brutal et bourgeois à la manière de Rabelais, une sorte de philosophie pleine de bonhomie, appuyée moitié gravement moitié finement sur les détails les plus vrais de la vie vulgaire, et Rabelais n’est pas supérieur sur ce rapport à son devancier. Ce livre est du reste unique dans notre littérature ; c’est le poème domestique de la bourgeoisie et son code complet ; c’est l’épopée des corporations marchandes au XVe siècle, et il doit être considéré comme un de ces livres monumens qui restent dans l’histoire comme le résumé de toute une série de siècles et d’idées. À l’époque de Gringore, trois de ces livres paraissent. Il semble que le moyen-âge voulut se résumer avant d’être détruit et constater l’état de ce monde, qu’il avait pris barbare, avant de le livrer à l’éducation moderne. Le moindre de ces livres, c’est l’Hystoyre du Petit Jehan de Saintré, par Antoine de La Salle et c’est un chef-d’œuvre : c’est le dernier mot de la chevalerie du moyen-âge ; c’est aussi le type du roman moderne. Comme monument historique, il a cependant un défaut : il n’est pas sorti de l’inspiration, c’est le résumé de la chevalerie fait par un esprit bourgeois. Le second est celui que nous avons nommé, les Contredits de Songe-Creux, par Gringore ; celui-là est parfait, et c’est le résumé de toute la vie de la bourgeoisie au moyen-âge. Le troisième et le plus grand c’est l’Imitation, et il n’a été écrit par personne ; aussi est-ce plus qu’un chef-d’œuvre a été composé par toutes les générations de moines qui se sont succédé pour l’enseignement, l’apaisement et la civilisation du monde barbare. Chacune de ses lettres représente une prière, quelques-unes de ses pages sont l’inspiration de quelque martyr inconnu, et nul des grands génies religieux de ces temps, depuis saint Rémy, l’apôtre des Francs, jusqu’à saint Bernard, saint Thomas d’Aquin et Jean Gerson, nul n’a été étranger à la composition de ce livre ; l’Imitation est le résumé complet de la vie monastique au moyen-âge. Ainsi chacune des grandes idées du moyen-âge a laissé son monument à la fin de son règne glorieux : le monachisme, la féodalité, la bourgeoisie, et si la royauté, cette autre idée bienfaisante du