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avait des tailleurs, des cordonniers, des horlogers même, tous gens qui manient médiocrement la pelle et la pioche ; il y avait aussi des étrangers de tous les pays ; enfin, s’il faut le dire, les premières brigades d’ouvriers rappelaient un peu, par leur composition, nos ateliers nationaux de 1848. Plus tard on fit de meilleurs choix, et on adopta pour les engagemens des conditions plus convenables. Ainsi on garantit aux ouvriers, outre la nourriture, le logement et les soins en cas de maladie, un salaire variable avec la nature des services qu’on leur demandait. Les simples manœuvres et les terrassiers recevraient 1 dollar par jour, soit 25 à 26 dollars (132 fr. 50 cent. à 138 fr.) par mois. Pour les charpentiers et les forgerons, c’était 50 dollars (265 fr.) par mois. Les engagemens étaient faits pour six mois seulement ; au bout de ce terme, ils pouvaient être renouvelés, ou bien on renvoyait les ouvriers aux États-Unis, comme on les avait amenés sur l’isthme, aux frais de la compagnie, à moins qu’ils ne prissent eux-mêmes une autre route. De cette manière, on éloignait d’avance les faux ouvriers qui ne rendaient aucun service, et qui n’avaient d’autre but en s’engageant que de se faire transporter à San-Francisco.

Indépendamment des forces que l’on recrutait aux États-Unis et qui devaient être expédiées sur l’isthme par brigades de 100 à 150 hommes, suivant les besoins de l’entreprise, on engagea aussi 300 nègres de la Jamaïque et 300 habitans de la Nouvelle-Grenade, principalement de la province de Carthagène. L’ingénieur en chef du chemin de fer, M. Totten, qui avait exécuté dans cette province des travaux de canalisation pour le compte du gouvernement, savait qu’il pourrait y trouver plus de ressources qu’ailleurs. Ces gens-là, qui sont presque tous, de sang indien pur, ont effectivement rendu quelques services. Ils excellent à faire des éclaircies dans les bois à l’aide de leur machete, long couteau qu’ils portent toujours avec eux. Quant aux nègres de la Jamaïque, on reconnut bien vite qu’ils étaient incapables de se livrer à aucun travail régulier. C’est une race éminemment paresseuse et que son émancipation n’a pas améliorée jusqu’à présent[1]. On renonça donc à

  1. Les voyageurs qui font halte à la Jamaïque pendant la traversée de Chagres à New-York ont l’occasion de voir à quel point les nègres et les hommes de couleur en général portent l’aversion pour toute espèce de travail. Les navires américains qui retournent aux États-Unis complètent à Kingston leur chargement de charbon. L’on penserait naturellement que, pour transporter le charbon à bord des navires, ce sont des hommes qu’on emploie ; mais en cela on se tromperait fort. Cette besogne est presque toujours, faite par des femmes. Ces malheureuses créatures entretiennent presque toutes avec l’autre sexe un commerce d’où résultent de nombreux enfans qui restent à la charge de leurs mères, les hommes se souciant fort peu de subvenir aux besoins de la communauté. C’est pour trouver un adoucissement à leur condition que les femmes sont obligées de se livrer à ce pénible labeur, qui n’offre qu’une bien faible ressource. La misère causée ainsi par de premiers désordres les repousse ensuite dans des désordres plus grands, comme cela arrive partout. Aussi les mœurs de la race nègre sont-elles très corrompues à la Jamaïque, et sans doute aussi dans les autres îles où cette race se trouve dans les mêmes conditions.