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son imparfait langage, et plus on l’étudie, plus dans sa forme même on découvre de perfections inattendues. Il est certains momens du moyen-âge, momens passagers il est vrai, où l’artiste devient subitement capable aussi bien d’exprimer que de concevoir, où la matière s’assouplit sous ses doigts, où ses œuvres attestent cette habileté de main, cette justesse de coup d’œil, ce sentiment des proportions qui d’habitude n’appartiennent qu’aux maîtres consommés de l’art grec et romain.

Eh bien ! en poésie, on fait aussi de semblables rencontres. Plus on lira la chanson de Roland, plus on y trouvera non-seulement les traces évidentes d’une inspiration native, mais le germe, et parfois la première floraison d’un art exquis. À côté de ces beautés grandioses dont tout d’abord on est frappé, et qui viennent moins du talent du poète que de l’énergie de sa croyance, il en est d’autres plus délicates et qui doivent peut-être exciter plus de surprise. Où donc ce trouvère illettré a-t-il pris le secret de ces dialogues pleins de finesse ? D’où lui vient l’art de conduire une scène, d’en diriger l’action, d’en suspendre l’intérêt avec tant d’à-propos ? Ce savoir-faire se mêle à une telle ignorance ! Homère, outre le privilége de parler, quatre siècles à l’avance, la langue de Sophocle, avait aussi le don d’en savoir autant à lui seul que les sept sages réunis. Notre poète ne sait rien ; de chronologie pas un mot, moins encore de géographie ; il ignore tout ce qui s’enseigne, mais il connaît le cœur humain, il le connaît à fond, il en sait les plus secrets détours, il sait mieux qu’un lettré dessiner un caractère, témoin ce portrait de Roland, cette vivante image qui, dans les traits d’un homme étudiés d’après nature, nous montre ceux d’un peuple tout entier ; car Roland, c’est la France, c’est son aveugle et impétueux courage : Azincourt et Poitiers, aussi bien que Roncevaux, sont là pour confirmer l’exacte ressemblance, la prophétique vérité de ce caractère de Roland.

Notre but est atteint si nous avons fait naître quelque désir de lire et de relire, d’étudier de plus près, et surtout dans son texte, cette grande œuvre nationale. Nous demandons qu’on s’en occupe, qu’on la venge d’un si long oubli, qu’on rachète à force de respect une coupable indifférence ! M. Génin et ceux qui, comme lui, ont remis en lumière la chanson de Roland, obtiendront-ils ce prix de leurs travaux ? Hélas ! on le sait trop, la France fait bon marché de ses titres de noblesse ! Jeter les yeux sur des trésors que tous les peuples nous envient, secouer la poussière qui les couvre, c’est pour nous un trop grand effort. Sont-ce donc les choses que nous faisons ou bien celles que nous voyons qui absorbent notre enthousiasme ? Dieu sait que là n’est point notre excuse. Quand tout s’abaisse et se ternit, n’est-ce pas le moment de détourner les yeux pour chercher dans le passé de consolantes splendeurs ?


L. Vitet.