Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/870

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
862
REVUE DES DEUX MONDES.

chez nous cette belle époque de la langue, il n’y a plus lieu de songer à l’épopée. L’âge héroïque est déjà trop loin. La réflexion, le doute, l’expérience, ont tari les sources vives où il faudrait aller puiser. Le poème épique artificiel peut seul encore fleurir, mais non plus la véritable épopée.

Ainsi, ou l’instrument est imparfait, ou, s’il est perfectionné, le temps n’est plus d’en faire usage.

Quand Dieu veut accorder à un peuple l’insigne privilége de produire une épopée tout à la fois originale et écrite en beaux vers, il lui donne une langue faite exprès, pour ainsi dire ; il permet que ce peuple sache parler comme un homme avant d’avoir perdu son cœur d’enfant. Faveur si rare, qu’en trois mille ans on en peut citer deux exemples ! Sans cette combinaison providentielle, sans ce secours d’une langue encore à sa naissance, mais déjà souple, abondante, harmonieuse, tout le génie d’Homère, aidé des traditions enchanteresses de la Grèce et de l’Asie, n’aurait produit qu’un incomplet chef-d’œuvre. Et si Dante, à son tour, avait dû faire passer par le patois lombard ou vénitien ses sublimes conceptions, s’il n’avait pas trouvé sur les lèvres de ses concitoyens ces mots sonores et accentués qui donnent aux idées le relief et la vie, si le tissu du langage florentin n’eût pas été dès-lors assez fin pour se prêter aux plus subtils contours, aux plus secrets mouvemens de sa pensée, croit-on que la postérité serait à genoux devant son poème ? Elle eût à peine deviné son génie à travers le voile épais qui l’eût enveloppé.

Eh bien ! c’est cette faveur si peu commune, cette harmonie préétablie entre l’expression et la pensée, qui n’a pas été donnée à la France du XIe siècle. Une langue, un instrument digne d’elle, voilà ce qui manque à la chanson de Roland. Ce défaut disparaît, ou plutôt on l’oublie dans les momens d’inspiration où la pensée du poète nous transporte et nous émeut par sa propre grandeur : qui songe alors à regarder comment elle est vêtue ? Mais bientôt, faute d’être soutenue par la puissance du langage, l’inspiration languit, la pensée se dessèche, la poésie disparaît. Ces riches comparaisons, ces amples développemens où se complaît Homère et qui meublent et décorent, comme autant de draperies, les parties même les moins brillantes de ses poèmes, comment les demander à ce pauvre Théroulde ? Sa palette est-elle assez riche pour lutter contre la nature ? Peut-il reproduire tant d’éclatantes couleurs, tant de suaves demi-teintes ? Tout cela n’est pas fait pour lui. Il faut qu’il se contente de quelques traits profonds, mais brusques et hachés ; il peut tracer hardiment des silhouettes, les mots lui manqueraient s’il cherchait le modelé.

Comment donc assimiler à ces deux ou trois merveilles dont une main divine semble avoir combiné d’avance les harmonieux élémens,