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Suffit-il de quelques saillies, de quelques traits heureux, d’aventures sans cesse renaissantes pour justifier ces pompeuses promesses ? Ce qui fait une épopée, ce n’est pas un chapelet de quinze ou vingt mille vers commençant au déluge ou tout au moins à la prise de Troie ; ce ne sont même pas quelques beautés épiques plus ou moins clair-semées. Qu’on donne à ces poèmes tous les noms qu’on voudra : loin de les dédaigner, nous aimons, nous admirons les trésors qu’ils renferment ; mais les saluer du titre d’épopées, c’est leur rendre mauvais service, et pour l’honneur du moyen-âge il serait temps de les débaptiser.

Au contraire, c’est le nom qui convient, le nom qui appartient à la chanson de Roland. Est-il besoin d’en dire les raisons ? Nous les avons données d’avance. Cette unité d’action, cette concise et simple exposition d’un sujet historique, national et religieux, cette façon grandiose et sérieuse d’évoquer les souvenirs, de traduire les sentimens, d’exalter les croyances de tout un peuple, ne sont-ce pas les conditions premières, les fondemens mêmes du genre épique ? Et si de l’ensemble du poème nous passons aux détails, par combien d’autres signes le caractère épique ne se trahit-il pas ? Ces descriptions à grands traits, rapides, saisissantes, sobres de mots, à vol d’oiseau pour ainsi dire ; cette naïveté toujours unie à la grandeur ; ce merveilleux mêlé et fondu dans l’action avec tant de franchise et si sincèrement que son intervention semble toute naturelle, c’est là de l’épopée ou jamais il n’en fut, non de l’épopée faite à plaisir, avec art, avec intention, par des lettrés dans un siècle littéraire, mais de la vraie, de la primitive épopée. Cette distinction si justement signalée de nos jours entre les créations spontanées et les produits artificiels de la muse épique, entre l’Iliade et l’Énéide par exemple, prend en cette occasion un nouveau degré d’évidence. Ceux qui n’aiment en poésie que les perfections de la forme, qui préfèrent aux premiers jets d’une végétation puissante et libre les chefs-d’œuvre de la culture, qui admirent Homère, mais qui l’admireraient bien plus s’il ressemblait davantage à Virgile, ceux-là n’ont rien à voir ici ; pour eux, point d’épopée dans la chanson de Roland. Ceux au contraire qui sentent et comprennent la vraie grandeur de l’Iliade, qui osent même reconnaître sous les brumes de l’antique poésie scandinave et germanique, dans l’Edda, dans les Niebelungen, quelques lueurs de la flamme épique, ceux-là n’ont pas besoin qu’on leur apprenne ce qu’il y a d’homérique dans notre chant de Roncevaux. Même aux endroits les plus faibles et les plus négligés, dans les parties accessoires du poème, que de traits grandioses qui le relèvent et l’ennoblissent ! et quand nous sommes au cœur même du sujet, depuis l’instant où l’archevêque donne à ses compagnons la bénédiction suprême jusqu’au dernier soupir de Roland, quelle série de tableaux, de pensées, de sentimens tous plus épiques les uns que les autres ! Devant ces