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LA CHANSON DE ROLAND.

peu obscurs où Dieu commande à Charlemagne d’aller au loin combattre les païens ; non, c’est le fond même du sujet, c’est la glorification du courage malheureux, c’est la promesse des béatitudes célestes à qui meurt au service de la croix. Connaissez-vous, à aucune autre époque, un poème qui se consacre ainsi à immortaliser le malheur ? Tous ils chantent le courage heureux, le succès, la victoire ; celui-ci chante la défaite et la mort. La muse antique ne se fût jamais permis de célébrer les revers de la patrie, même les plus sublimes revers ; les Thermopyles n’ont point eu leur Homère ; Rome n’a donné que des pleurs à ses trois cents Fabius, jamais Virgile n’eût songé à leur consacrer ses vers. Pour que la poésie se hasarde à choisir de tels sujets, il faut que la lumière chrétienne ait éclairé le monde, que ses rayons les plus purs tombent encore sur des cœurs rudes et naïfs, estimant à ce qu’elles valent les victoires d’ici-bas, et convaincus que la gloire du guerrier s’efface devant la gloire du martyr. C’est à ces conditions qu’un poème peut sortir d’un désastre national, d’une déroute de Roncevaux ; il n’y suffirait point du christianisme de nos jours, armé seulement de la parole, ne cherchant qu’à convaincre et à toucher : il faut le christianisme militant, dans les premiers élans, dans les premiers apprêts de la guerre sainte, le christianisme de ces prélats bardés de fer, portant d’une main le glaive, de l’autre le crucifix, et résolus à s’ouvrir le chemin du ciel soit en donnant, soit en recevant la mort.

Ce martyre militaire, dont les palmes s’achètent non plus dans les tortures, mais sur les champs de bataille, c’est l’idée dominante, l’idée mère de la chanson de Roland. Il y a là un enseignement et comme un apprentissage pour ceux qui s’en iront mourir sous les murs d’Antioche et de Jérusalem. Le poète, à son insu, accomplit un sérieux ministère ; en résistant aux passions, en prêchant l’héroïsme, en enflammant les courages, il propage et fortifie ces puissantes idées qui feront explosion au dernier jour du XIe siècle, mais qui bouillonnaient déjà dès ses premières années. Quelle distance, encore un coup, entre cette mâle poésie et celle qui, dans les âges suivans, parlera si complaisamment d’amour, s’égarant en futiles inventions et ne connaissant plus d’autre gloire, ne cherchant plus d’autre but que le secret d’amuser les gens !

Ainsi, sous quelque aspect qu’on l’envisage, la chanson de Roland se sépare et se distingue de nos autres chansons de geste : elle est d’un autre temps, son but n’est point le même, et, pour tout dire en un mot, le caractère épique, accident passager chez celle-ci, chez elle est permanent ; elle est vraiment une épopée, elle est de taille à porter ce grand nom, ce nom qu’on prodigue aujourd’hui avec tant de largesse. Pourquoi la muse épique du moyen-âge est-elle en discrédit dans l’esprit de tant de gens ? Parce qu’on s’obstine à donner comme autant d’épopées d’insipides divagations sans plan, sans mesure et sans fin.