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le dépouiller de sa valeur personnelle, et de reporter sur ses vassaux tout l’honneur de son règne, tout l’éclat de sa renommée. Est-il besoin que nous disions pourquoi ? À l’époque où ces poèmes ont été composés ou remaniés, le pouvoir royal essayait de relever la tête et de reconquérir son domaine. La ligue féodale, contre laquelle il guerroyait, ne se défendait pas seulement à coups de lance, elle avait recours à d’autres armes : elle cherchait à soulever contre les prétentions du pouvoir envahisseur ce qu’on appellerait aujourd’hui l’opinion. Or, le moyen le plus sûr de parler alors aux esprits, c’était la poésie. Les jongleurs et les trouvères relevaient tous directement d’un seigneur ; lors même qu’ils étaient nés sur les terres de la couronne, ils ne dépendaient d’elle que très indirectement, et donnaient plus volontiers leurs services à qui les protégeait de plus près. Ils chantaient donc l’époque carlovingienne, moyen détourné de faire opposition à la nouvelle race de rois, et, tout en chantant, tout en exaltant cette époque, ils n’avaient garde de laisser croire que même alors il y eût des monarques capables et dignes de respect. Sous le nom de Charlemagne, c’est à Louis-le-Gros, c’est à Louis-le-Jeune qu’ils faisaient la guerre : glorifier son époque, amoindrir sa personne, c’était toujours attaquer la royauté. Qu’on parcoure tous ces poèmes, et dans tous on verra percer plus ou moins clairement cette double intention.

Eh bien ! rien de semblable dans la chanson de Roland. Non-seulement l’empereur n’est pas tourné en ridicule, mais il est respecté, vénéré. Ces cheveux blancs qu’on lui prête, ce n’est pas à mauvais dessein. Loin de là, l’anachronisme a pour effet de donner, s’il est possible, à sa noble figure encore plus de majesté. Les preux qui l’environnent sont nobles et vaillans ; mais il les dépasse tous de la tête, sans en excepter Roland lui-même. Il est leur monarque à tous, aimé autant qu’obéi, à la fois souverainement juste et souverainement puissant.

Ainsi la chanson de Roland, déjà si différente de tous les poèmes des XIIe et XIIIe siècles et par l’unité du plan et par la nature du sujet, est en outre conçue dans un tout autre esprit. Cet hommage rendu à la gloire personnelle de Charlemagne, ce sentiment de nationalité, vieux débris de l’ancienne unité monarchique, souvenir depuis longtemps éteint au XIIe siècle, mais subsistant encore vers la fin du Xe, et conservant même, dans quelques parties de la Neustrie, une certaine vitalité, ce sont là deux traits caractéristiques qui donnent à ce poème son cachet d’origine : indications plus sûres et de meilleur aloi que quelques particularités d’orthographe ou de versification. L’esprit d’un poème, voilà son acte de naissance. À ces deux traits ajoutons-en deux autres non moins significatifs et non moins concluans : l’absence de toute galanterie, l’austérité du sentiment religieux.

L’amour et la vie guerrière sont, comme on sait, les textes favoris, les thèmes obligés de tout poème du moyen-âge. L’amour semble par-