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LA CHANSON DE ROLAND.

parts de la ville, rappelle par plus d’un trait le combat sous les murs de Troie entre Ménélas et Pâris, avec cette différence qu’ici l’Hélène est chaste et pure, tremblante sincèrement, sans coquetterie, du fond de l’ame, pour son frère et pour son amant. Un nuage envoyé du ciel vient aussi séparer les deux combattans ; mais ni Olivier ni Roland ne sont transportés honteusement, loin du péril, sur des coussins parfumés ; quand la nuée se dissipe, les deux champions tombent tendrement dans les bras l’un de l’autre, se jurent éternelle amitié, tant ils ont mutuellement reconnu, dans leur lutte acharnée, non-seulement la vigueur de leurs bras, mais la générosité de leurs cœurs ! tant ils ont mis à rude épreuve leur loyauté, leur bonne foi, la trempe de leurs ames aussi bien que la trempe de leurs épées ! Cette conception grandiose et touchante, qui ne le cède assurément à aucun des plus beaux passages de la chanson de Roland, quelle place occupe-t-elle dans Gérard de Vianne ? Vous croyez peut-être qu’elle domine tout le poème, qu’elle en est le point saillant et lumineux. Pas du tout ; elle est jetée dans l’ombre au milieu d’épisodes qui se succèdent et se croisent en tous sens. L’idée de se contenter d’une seule action, de la poursuivre avec constance, de concentrer sur un point l’attention et l’intérêt, l’idée de l’unité en un mot, n’apparaît ni dans ce poème ni dans aucun autre. Vous aurez beau chercher aussi bien dans le cycle de la Table Ronde que dans le cycle carlovingien, partout vous trouverez même absence de plan, partout l’imagination errant à l’aventure, tombant parfois sur de brillantes fleurs, puis les quittant aussitôt pour caresser complaisamment les plus insipides broussailles. Comment donc ne pas reconnaître, comment ne pas constater que tout se passe autrement dans la chanson de Roland, que l’ordre y règne, que l’imagination s’y soumet à une constante discipline ? Comment ne pas tenir compte d’une telle exception ? À elle seule ne suffirait-elle pas pour distinguer profondément cette chanson de geste de toutes celles qui nous sont connues ?

Mais bien d’autres différences sont encore à signaler : la première vient du sujet lui-même. Dans tous les poèmes du moyen-âge, le sujet est de pure invention. Lors même que les personnages portent des noms historiques, leurs actes sont imaginaires ; une légende locale, inconnue, fabuleuse, fournit presque toujours le canevas, et le poète, en y brodant ses vers, ne fait pas le moindre effort pour chercher de faux airs de vérité ; bien loin de là, il enchérit sur les invraisemblances de la donnée première ; sa prétention est d’inventer, de montrer qu’il invente, de faire preuve d’une veine intarissable ; il veut que son lecteur sache qu’il lui fait des contes bleus, que sa poésie est un pur artifice et un franc badinage. La chanson de Roland, au contraire, repose sur un fond de vérité et n’affecte pas d’en sortir. L’histoire y est défigurée sans doute, ou plutôt l’histoire, à proprement parler, ne s’y